Les ouvrages “Traditional Aikido“ sont depuis les années 70 connus et reconnus par le monde de l’aikido, et on permis à Saito Sensei de faire connaitre l’aikido du Fondateur Ueshiba Morihei, ainsi que de codifier tout le travail technique développé depuis de longues années, et peaufiné à Iwama par le Fondateur. J’imagine que bon nombre de pratiquants, qu’il ait suivi ou non l’enseignement de Saito sensei, les ont eu entre les mains. Paru vers la fin des années 1970, le cinquième volume de cette collection, comprenait en annexe, la retranscription d’une table ronde entre Saito Morihiro sensei, son épouse, Isoyama Hiroshi sensei, ainsi que plusieurs autres importants membres du dojo d’Iwama, ayant débuté et pratiqué avec O sensei. Les échanges étant dirigés par Sugawara Tetsutaka, pratiquant d’aikido et éditeur de la première édition des ouvrages de Saito sensei. La rencontre est riche en enseignements sur les enseignements du Fondateur. Le chapitre était intitulé “ Vie et philosophie du fondateur “.
Vers 1941, quand O sensei Ueshiba Morihei, fondateur de l’Aikido, déménagea à Iwama, le Japon souffrait d’une sévère pénurie alimentaire. Ce fut dans ces circonstances que le fondateur servait les kami et se dévouait à l’entraînement jour et nuit, mettant une touche finale à l’Aikido. Le but de cette table ronde avec la participation de ceux qui ont été les disciples du Fondateur, et qui l’ont aidé dans ses tâches journalières, était de dresser un descriptif précis de sa vie à cette période là. Les personnes présentes lors de la réunion étaient:
• Saito Morihiro, 8e dan, dojocho du Ibaraki (entrée au dojo : 1946)
• Mme Saito
• Isoyama Hiroshi, 7e dan (1948)
• Niizuma Kazuo, directeur administratif du Ibaraki dojo (1952)
• Fukasaku Shogoro, 2e dan (1952)
• Okoshi Mitsuo, 3e dan, membre du conseil d’administration (1955)
• Fujieda Kazuhiro, 3e dan, membre du conseil d’administration (1955)
• Nabatame Takeshi, 2e dan (1954)
• Nomura Sadae, 3e dan (1956)
• Ishii Kazuhiro, 2e dan (1958)
La discusion fut dirigée par Sugawara Tetsutaka, 5e dan.
Sugawara : Pour ouvrir la réunion, je voudrais vous remercier d’avoir pris du temps de vos agenda chargé, pour être parmi nous aujourd’hui. Le thème de la réunion est “ Vie et philosophie du fondateur “, je compte sur vous tous pour exprimer librement vos impressions d’alors, au contact du fondateur.
Vous devez avoir reçu de nombreuses leçons d’intérêts de sa part, non seulement durant la pratique, mais également au cours des autres moments. Les lecteurs seront sans doute impatients d’entendre vos anecdotes. Veuillez, s’il vous plait, vous rappeler votre première impression en rencontrant O sensei.
Saito : Mon impression inoubliable fut que les yeux de O sensei émettait littéralement des éclairs.
Okoshi : Nous pouvions regarder les gens ordinaires dans les yeux, mais ceux de O sensei étaient trop perçants pour que l’on puisse affronter son regard.
Isoyama : Tout le monde parle de l’éclat perçant de ses yeux, mais d’un autre côté, il avait des yeux très tendres. Au début, ses yeux scintillaient et semblaient agresser celui sur qui sont regard se posait. Mais quand il donnait un cours, ses yeux s’adoucissaient et semblaient envelopper ses élèves de chaleur humaine. C’est une sensation assez incompréhensible à moins d’avoir été directement en contact avec lui. Ses yeux étaient comme ceux d’un nouveau-né.
Okoshi : Alors je présume qu’un tel regard était observable seulement en dehors du dojo, A l’intérieur, cela devait être différent.
Isoyama : Non, pas du tout. Assez curieusement, il y avait des moments en dehors du dojo où ses yeux lançaient des éclairs et inspiraient le respect.
Okoshi : Mon impression était que ses yeux étaient austères dans le dojo. Il avait un regard terrible, particulièrement quand il avait un sabre.
Sugawara : Et en ce qui vous concerne, mr Fukasaku?
Fukasaku : En dehors de cela, ce qui m’impressionna le plus, c’était les suwari waza sur le plancher de bois, car c’était très douloureux.
Sugawara : Merci pour tout cela, c’est très intéressant. Tous le monde semble d’accord sur le fait que les yeux de O sensei étaient ce qu’il y avait de plus remarquable au cours de la première rencontre. Ses portraits placés dans tous les dojo d’aikido confirment cela, n’est-ce pas? L’admission en aikido était-elle aussi facile à l’époque que de nos jours? Comme vous le savez de nos jours, tout aspirant doit faire une demande écrite pour être admis.
Fukasaku : Tous n’était pas admis à l’époque. Ce n’était possible qu’à travers une introduction.
Saito : Même maintenant à Iwama, la plupart des candidats nous rendant visite, le font à travers une introduction. Dans les temps anciens, l’entraînement commençait par le nettoyage des toilettes du dojo. Les candidats prouvaient s’ils pouvaient ou non être acceptés comme élèves, particulièrement ceux qui faisaient leur apprentissage auprès du maître.
Sugawara : De nos jours, les candidats observent tout d’abord le déroulement d’un cours et participent seulement après avoir décidé qu’ils vont probablement rester.
Saito : O sensei ne permettait pas aux indésirables d’observer ses démonstrations par peur qu’on lui vole sa technique. Apparemment il n’aimait pas démontrer ses capacités en présence d’un groupe important de personnes pour les mêmes raisons.
Fukasaku : Même ceux qui venaient de villes éloignées pour une visite n’étaient pas admis sans introduction.
Sugawara : La raison était que l’accès à l’aikido devait être interdit aux personnes étrangères. O sensei était trop prudent pour courir le risque que ses talents soient utilisés pour de mauvais buts. Quel était son mode de vie à l’époque?
Saito : Il avait une vie limpide dans tous ses aspects. Il se levait à 5h du matin les jours ordinaires et à 3h les jours de fête. Il offrait ses respects à l’autel dans le dojo et dans l’Aiki Jinja. Le rituel du matin durait près de 2h. Puis après le déjeuner, il travaillait aux champs. Il s’entrainait en aikido dans la soirée.
Fujieda : Ma maison était à environ 1km du dojo. De chez moi, je pouvais parfois entendre la prière récitée par O Sensei.
Fukasaku : Les disciples considéraient comme une chance d’enlever le haori de O sensei de poser un enza (coussin rond) à l’endroit où il était supposé s’asseoir. Autrement, il devait s’asseoir sur le gravier.
Sugawara : O sensei vivait-il au dojo ?
Saito : Il vivait sur un des côtés de l’Aiki jinja. Il déménagea pour le dojo plus tard.
Sugawara : La maison du Grand Maitre occupait une surface au sol de 66m².
Saito : Le terrain était recouvert d’une forêt de Kunugi (une sorte de chêne) à l’époque, ainsi nous eûmes quelques difficultés à établir le dojo et la ferme.
Sugawara : J’ai cru comprendre que O Sensei faisait la navette entre sa résidence et le dojo tous les jours.
Isoyama : Oui, même les jours où il pleuvait très fort, il apparaissait au dojo avec aux pieds de hautes geta. Parfois je me rendais au dojo, en éprouvant de sérieux doutes sur le fait qu’il puisse être là, à cause du temps ou pour une autre raison, et je le trouvais déjà sur place. Il considérait cela comme une leçon, disant qu’un professeur ne devait pas manquer un jour, quelque soit son excuse.
Saito : O sensei, une fois, explosa de colère en entendant le son des ukemi alors qu’il arrivait au dojo, en disant : “ Vous pratiquez sans permission. Je ne vous donnerai pas de cours aujourd’hui “. Cet épisode atteste de son tempérament ardent.
Une autre anecdote intéressante. Alors qu’un élève éclairait son chemin pour le dojo, la nuit, O sensei gronda, “ Tu devrais être honteux d’utiliser une lampe sur un sentier battu “. Et de poursuivre, “ Un samurai des temps anciens, en visitant la maison d’une personne étrangère, observait l’ensemble du paysage alentours, les pierres, les arbres, devant l’entrée, afin de prévenir une attaque surprise “.
Cette remontrance fut un choc pour nous, car cela interdisait l’utilisation des lampes. (Rires)
Sugawara : Il s’agit d’un exercice pour habituer les yeux à l’obscurité, n’est-ce pas?
Saito : La prudence de O sensei était extrème. C’était évident dans sa manière naturelle, relâchée de marcher et aussi de saluer à genoux. Son salut était totalement différent de celui de quelqu’un de maniéré.
On considère comme une mauvaise manière de passer devant les autres. Dans le cas d’un expert martial cependant, l’implication est plus profonde que cela, car s’il agit ainsi, il risquerait de se retrouver dans un environnement hostile. La courtoisie inhérente à un expert martial intègre toujours la prudence.
J’ai été une fois réprimandé pour avoir marché sur le côté droit de O Sensei, alors que je l’accompagnais. Il me lança d’un ton brusque: “ Un disciple est supposé garder la gauche en marchant avec son maître. Ne bloques pas la main droite du maitre en cas d’urgence. C’est son devoir de te protéger “.
Selon les occasions, O sensei pouvait prononcer des paroles sévères.
Isoyama : Aucune discussion oisive n’était autorisée une fois que les élèves entraient. “Onegai shimasu“ et “Arigato gozaimashita“ étaient les seules conversations permisent dans le dojo. Le rire et les autres émotions humaines étaient interdits durant la pratique.
Sugawara : Aucune question n’était permise, je suppose?
Saito : Nous étions amené à croire qu’il ne pouvait y avoir de question dans le monde des arts martiaux. Si vous étiez perdu dans la réalisation d’une technique, O Sensei était prompt à venir à votre aide et démontrait le mouvement correct, commentant : “ Observez seulement comment je fais “. Dans un tel cas, nous devions avancer dans le dojo pour essayer de capter les secrets de la technique.
Bien que le questionnement soit découragé, les pratiquants, une fois admis, pouvaient bénéficier d’instructions personnelles de la part de O Sensei.
Isoyama : Peu importe combien nombreux étaient les pratiquants, O Sensei démontrait pour chacun d’eux – adultes comme enfants – l’exécution d’une technique donnée.
Sugawara : Autrement dit, plutôt que d’utiliser la parole, O Sensei expliquait en démontrant personnellement, n’est-ce pas?
Fukasaku : O Sensei daigna pratiquer personnellement avec moi, sur Mune dori. J’étais embarassé cependant car je risquais de lui saisir la barbe. (Rires)
Fujieda : Mr Watahiki tenta, une fois, une technique en force sur moi. Voyant cela, O Sensei arriva et le stoppa, disant, “Ecoutes, mon ami. Ne maltraites pas ce gamin, son corps est comme le mien “ (Rires)
Saito : Pour mémoire, O Sensei ne forçait pas du tout avec les pratiquants. Il était cependant très stricte en ce qui concerne l’exécution, disant, “La plus légère déviation rend une technique inefficace “.
Quand les débutants nous rejoignaient dans la pratique, nous partagions les mêmes techniques de base. C’était bien.
Sugawara : Les anciens étaient restreints à répéter les exercices de base, n’est-ce pas?
Mr Fukasaku a mentionné plus tôt la pratique sur le plancher de bois. O sensei faisait-il la même chose?
Saito : Les tatami étaient disposés seulement les jours de fête. Et encore, pas sur tout le plancher, seuls trois tatami étaient placés devant l’autel.
Fukasaku : Poursuivre les exercices en suwari waza sur le plancher une semaine entière était un supplice. La peau des genoux pelait, du pus se formait et collait au sol. La peau purulante se détachait douloureusement quand nous nous relevions après un long discours de O Sensei.
Fujieda : Le pantalon, rapiécé à maintes reprises aux niveaux des genoux, formait comme un coussin.
Sugawara : Il est surprenant d’apprendre que vous puissiez endurer autant et supporter la pratique.
Saito : Avant la pratique, nous enfoncions les clous qui dépassaient du plancher avec la poignée de nos bokken. Les débutants étaient trop effrayés pour persévérer très longtemps.
Fujieda : J’étais en permanence chargé de nettoyer le hall à cause de l’absence de mes cadets. (Rires)
Nomura : Cet entraînement spartiate était mis en évidence par le fait que même en ressentant la douleur, nous n’étions pas libre de crier “Aïe“.
Isoyama : Nous heurtions tellement nos genoux, que nous pouvions difficilement nous asseoir. Pour nous soulager, nous remuons sans cesse. Puis, une pluie de coups de poings s’abattait sur nos têtes, de derrière nous, là où se trouvaient nos aînés. (Rires)
Saito : O sensei, à l’époque, consolidait de nombreuses techniques d’aikido. Quand son intention était concentré sur Suwari waza par exemple, il pouvait imposer la pratique répétée de ces exercices, à l’exclusion de tout autre, jour après jour.
L’intensité de la pratique augmentait graduellement, la difficulté augmentait en même temps que nos compétences. Une telle méthode faisait qu’il était difficile de se rendre compte des progrès, appréciables, que nous avions fait. Nous avions en permanence l’impression que l’aikido était difficile.
O sensei était conscient de cela et nous rappelait, quand nous allions enseigner, que “ceux qui avaient reçu un enseignement de première main de sa part, étaient parmi les meilleurs du Japon“. Notre confiance en nous-même s’en trouvait améliorée.
Sugawara : Vous souvenez-vous si une démonstration publique d’aikido fut dirigée par O Sensei à cette époque ?
Isoyama : Je me souviens que ce fut le cas pour honorer le prince Lee Sung Kye (qui épousa une des filles de la famille impériale Nashimoto) qui vint assister au grand festival de l’Aiki jinja, le 7 juillet 1949.
Mme Saito : Ce fut vraiment un grand événement avec la participation du préfet et des maires des villes voisines.
Fukasaku : J’étais à l’accueil et j’avais des troubles du langage en recevant les invités. J’ai fini aphone. (Rires)
Isoyama : O Sensei me demanda d’appeler le préfet… J’ai alors utilisé le téléphone pour la première fois de ma vie. (Le téléphone n’était pas d’usage courant à l’époque)
Saito : Au cours de la démonstration, je circulais parmi les invités, versant du Doburoku (sake brut). Les chefs de la police locale et du bureau des taxes prirent les boissons et me tournèrent le dos. (Eclat de rire)
Sugawara : Il faut préciser pour cette anecdote que une démonstration d’aikido n’était pas, à l’époque, ouverte au public comme aujourd’hui.
J’aimerai savoir la façon dont la pratique se déroulait auparavant. Quand l’entraînement était sur le point de commencer, vous deviez avoir une énorme pression psychologique.
Okoshi : Quand nous étions alignés en seiza, nous envoyions nos senpai chercher O Sensei. Durant ce temps, nous attendions la tête basse, les mains en contact avec le tatami. Il arrivait parfois que O sensei n’arrive qu’au bout de vingt minutes.
Sugawara : C’était un exercice de patience, n’est-ce pas?
Fukasaku : Il était interdit de détendre ses genoux devant O Sensei. Lui même, maintenait en permanence une position seiza. Une fois ses pieds étaient douloureux et il tremblait, mais retrouvant le fil de la pratique, il reprit de la vigueur.
Sugawara : O sensei vous enseigna-t-il beaucoup le ken et le jo à Iwama?
Saito : Il nous enseignait toutes sortes de choses à Iwama, il nous faisait confiance. Il était tout sourire quand il m’observait en train d’enseigner à un étudiant le ken et le jo devant l’Aiki jinja.
Isoyama : La façon dont O sensei maniait son bokken était absolument fantastique. Le sabre se mettait en mouvement et son kiai avait un fougue étonnante. Une frappe efficace est impossible à moins d’être accompagnée d’un mouvement de coupe décisive de l’esprit.
Saito : Sans awase, kiai et kokyu, l’aikido dégénère en un art martial pitoyable. Il n’y a pas de compétition en aikido mais c’est simplement parce que cela est hors de question dans cet art singulier. Quiconque a entendu le kiai puissant de O Sensei devrait être capable de comprendre cela.
Sugawara : Les gens de nos jours ont rarement l’occasion de crier, ainsi quand on leur dit de le faire durant la pratique de l’aikido, ils sont trop timides au début.
Isoyama : Il semble que le manque de kiai, pas de cri, les deux étant différents, étaient une interrogation dans le jujutsu des anciens temps.
Mme Saito : Alors que Mr Okoshi visitait le dojo en compagnie de son fils, quelqu’un fit une erreur qui mit O sensei en colère, l’obligeant à nous crier dessus. Il se mit debout et circula dans le dojo.
Okoshi : Mon fils, à ce moment-là, garda la tête baissée durant une heure et finit par succomber au sommeil. (Rires)
Isoyama : Quand O sensei devenait furieux, les écrans de papier (Shoji) vibraient.
Saito : Une fois la colère dissipée, il devenait serein et disait: “Ce n’était pas moi mais un kami qui était en colère. Ne le prenez pas personnellement. “
Sugawara : Lors de la pratique, O sensei enseignait à tous les pratiquants sur la base d’une relation de personne à personne. Il démontrait pour leur bénéfice et les guidait d’une manière naturelle, n’est-ce pas ?
Saito : En enseignant, les professeurs sont enclin à manquer de touches personnelles. Ils sont tentés de croire que leur devoir est de passer une heure à enseigner de manière mécanique.
Tout professeur devrait suivre l’exemple de O Sensei en étant mentalement en alerte, sincère, gentil, guidant les élèves de manière persuasive.
Sugawara : Je suis d’accord, moins le professeur étudie de manière constante avec le même état d’esprit que ses élèves, moins ses techniques et sa pédagogie s’amélioreront. J’ai senti ma responsabilité s’accroître après avoir reçu le 5ème dan.
Fujieda : O sensei était extrêmement sensible à tous les aspects de la pratique en cours. Lorsqu’il était incapable de participer à l’entraînement, il observait de derrière un shoji. Il se sentait concerné.
Saito : O sensei ne prenait pas de repos, même quand il était fatigué. J’arrivais à le convaincre en lui disant, “S’il vous plait, oubliez le cours et reposez-vous puisque nous nous limiterons aux exercices de base“. Après le cours, je lui faisais un rapport sur les exercices pratiqués et il disait alors, “Je savais exactement ce que vous faisiez, rien qu’au bruit de vos pas“ .
Sugawara : C’était en quelques sortes, une pratique après la pratique. Il doit exister des histoires de bravoure (à ces mots, les participants se regardent et sourient).
Isoyama : Certains peuvent apparemment en raconter. Les anecdotes mises à part, nous continuions la pratique après le cours de O Sensei. Nous avions également un troisième entraînement, le massage des épaules de O Sensei.
Mme Saito : C’est souvent Mr Isoyama qui en était chargé.
Isoyama : Peu importe combien je pressais mes doigts sur ses épaules, il semblait à peine satisfait. Il commentait, “Tu as fait quelques progrès pour faire sortir le ki “. Et il poursuivait en disant, “Tes doigts sont sur la droite. Pourquoi ne masses-tu pas plus fort? “ C’était en pure perte, car en permanence, j’y mettais toute ma force. (Rires)
Sugawara : Si O Sensei avait tourné la tête à ce moment-là, je crains fort que vous ayez été projeté.
Saito : Sur le chemin me ramenant chez moi depuis le dojo, je me faisais une règle d’analyser les détails de l’entraînement du jour. Au début, je naviguais entre mon domicile et le dojo, mais je finis par déménager avec mon couchage pour vivre sur place. Sinon, en continuant de vivre chez moi, j’aurai été dépassé par ceux vivant sous le même toit que O sensei. Je n’avais pas d’horloge et parfois je sortais de mon lit, confondant le clair de lune avec la lumière du jour.
Fujieda : Il m’arrivait souvent de passer la nuit au dojo après avoir raté le dernier train suite à une discussion prolongée d’après entrainement.
Saito : Le sol sous les fenêtres de l’antichambre servait à entasser les bouteilles de shochu (alcool bas de gamme). On peut voir encore un peu cela aujourd’hui.
Sugawara : J’ai entendu dire que O Sensei s’était prit de passion pour l’agriculture.
Saito : Il aimait l’agriculture.
Fukasaku : Il possédait une houe extra-lourde.
Isoyama : L’adjectif “lourd“ me fait me souvenir que O sensei revêtant un kintoki (bande stomacale), exécutait des mouvements en utilisant une barre de fer. J’ai fait un croquis de cet exercice dans mon journal.
Ishii : Je l’ai vu moi aussi pratiquer cet exercice.
Saito : Lorsque venait le moment de l’agriculture, O sensei était le premier à s’engager. Nous nous épuisions en essayant de le rattraper dans son travail.
Fukasaku : Quand O sensei avait en main une houe, c’était comme un combat avec de vrais sabres. Mentalement, il identifiait son outil à un bokken et le maniait en conséquence.
Saito : O sensei s’engageait avec joie dans un rude travail.
Fukasaku : Aujourd’hui on utilise des machines mais à l’époque, nous dépendions du travail manuel.
Saito : Nous parcourions treize kilomètres pour apporter du fumier avec un chariot tracté par une bicyclette. A une époque, lorsque nous travaillions aux champs avec O Sensei, midi arrivait sans que l’on fasse une pause-déjeuner. Nous n’avions pas d’autres choix que de poursuivre le travail en silence.
Peu à peu, son humeur devenait mauvaise et il s’engageait durement dans le travail. Nous étions stupéfait, mais continuions le travail, méthodiquement. Puis Mme Ueshiba appelait, en disant: “As-tu oublié ton déjeuner ?“.
O sensei semblait soulagé d’entendre cela et stoppait son travail. Nous avions alors un début de compréhension.
Isoyama : O Sensei laissait toujours les autres parler en premier.
Saito : C’est exact. Il fallait du temps pour comprendre ses sentiments.
Sugawara : Il fallait faire preuve d’une grande attention en accompagnant O Sensei.
Isoyama : Pour un voyage en train, nous nous rendions à la gare une heure avant le départ et attendions. Nous étions donc à l’heure.
Sugawara : O sensei planifiait tout à l’avance et se donnait du temps pour faire les choses.
Saito : Dans le train, je lui choisissais une place à l’opposé du sens de marche pour empêcher la poussière de charbon d’atteindre ses yeux. Je lui demandais d’étendre ses jambes et les lui massais durant toute la durée du voyage jusqu’à Tokyo.
Fujieda : Alors que j’effectuais un voyage de quelques jours avec O sensei, il arriva qu’à sa demande j’aille me coucher en premier. Un sempai, qui nous invitait, me reprocha “d’aller au lit “ avant O Sensei. (Rires)
Saito : Je massais les épaules de O Sensei après qu’il ait prit un bain, je faisais son lit, je plaçais un éventail de fer, un mouchoir et un morceau de tissu sur son oreiller, j’éteignais les lumières et me retirais de l’antichambre.
Lorsqu’il se levait à minuit pour se rendre aux toilettes, je devais le pressentir et me précipiter dans sa chambre pour allumer la lumière. Quand il quittait les toilettes, je relevais les manches de sa chemise de nuit pour qu’il puisse se laver les mains. Puis en un éclair, je lui fournissais une serviette, j’éteignais la lumière et regagnais ma chambre.
L’accompagner pour un voyage de quatre à cinq jours me faisait perdre 7-8 kg.
Sugawara : Les élèves n’avaient pas une minute de répits, si je comprends bien.
Saito : J’ai vécu une expérience embarrassante. Quelqu’un a évoqué O Sensei portant des geta. Alors que je l’accompagnais, je m’aperçus que ses geta étaient identiques aux miennes.
Le lendemain matin, nous étions dans un hôtel de Nagoya, et une femme de chambre disposa nos geta respectifs côte à côte, devant l’entrée. O Sensei, sans le vouloir, chaussa mes geta sans hésitation. Je savais que c’était les miennes car une lanière était manquante. Je lui avouais la vérité.
Il me gronda, “Idiot ! Comment oses-tu utiliser des geta identiques à celles de ton maître !“. J’ai immédiatement mis du stylo à encre dessus, puis j’ai dit, “Sensei, maintenant, mes geta sont différentes “. “ C’est cela “, répondit-il. Sa bonne humeur revint. J’aurais du prévenir à l’avance la femme de chambre.
Ce type d’incident arrivait même en essayant d’être attentif.
Sugawara : Il avait certainement un tempérament houleux.
Saito : A un carrefour, il choisissait un chemin selon son humeur. Lorsque je lui faisais remarquer que nous avions pris la mauvaise direction, il me désapprouvait la voix pleine de colère.
Sugawara : J’imagine qu’il était nécessaire pour les disciples d’être attentif autant que possible aux besoins de O Sensei. Cela vient du fait que ce dernier désirait enseigner sa philosophie de la vie.
Saito : Il était absolument essentiel qu’un art martial singulier avec des éléments comme Musubi et Awase soit au contact des faits de la vie.
Sugawara : O Sensei ne croyait pas aux explications par la parole durant la pratique, il démontrait simplement une technique en disant, “ Regardez ce que je fais“ .
Okoshi : Il s’abstenait d’explications techniques mais appréciait les longs discours. Il arriva que la pratique soit stoppée au bout de 20 minutes, le reste du cours fut occupé par ses paroles.
Isoyama : J’étais étudiant et ce qu’il racontait n’avait pour moi ni queue ni tête. C’est plutôt récemment que cela commença à prendre du sens.
Saito : C’est parce qu’il parlait de sujets religieux.
Isoyama : Durant un de ses discours, alors que mes jambes commençaient à s’engourdir, O Sensei m’appela sans prévenir. Je fis une tentative pour me lever mais tombais avec un bruit sourd. (Rires)
Saito : Lorsque O Sensei se trouvait à l’extérieur du dojo, il démontrait ses capacités seulement après avoir été interrogé.
Dans un espace limité, il ne projetait jamais son partenaire de façon à le blesser. L’ukemi était possible sans crainte.
Isoyama : Comme vous vous en souvenez probablement, O sensei nous disait souvent de venir le frapper avec un bokken. Lorsque nous levions notre sabre au-dessus de la tête, la pointe du sien était déjà sur notre gorge. Nous étions tenu en échec.
Il disait : “N’hésite pas, frappe. Je peux t’assurer que je ne te blesserai pas car je te considère comme mon fils“. Peu importe avec quelle rapidité nous brandissions notre sabre, la pointe du sien était toujours sur notre gorge.
Sugawara : Y avait-il un système de frais mensuel pour les cours à l’époque.
Fukasaku : Non, cela n’existait pas.
Niizuma : A la place, par exemple, nous fournissions à O Sensei des légumes que nous avions cultivé.
Saito : Cela était très utile car il y avait peu de nourriture à l’époque.
Sugawara : Qu’est-ce qui fut à l’origine des frais mensuels ?
Saito : Les disciples se réunirent et se mirent d’accord sur la nécessité d’obtenir des fonds pour réparer les fenêtres cassées, les shoji troués et les murs effrités.
Sugawara : En d’autres termes, cela prit la forme de frais de réparation ?
Nabatame : Nous posions une boite devant l’autel et y mettions notre contribution en quittant le dojo.
Ishii : Le climat ne permettait pas de donner l’argent directement en mains propres à O Sensei. Si nous avions fait cela, il aurait probablement dit, “ Je ne t’enseigne pas pour de l’argent“ .
Sugawara : En jetant un regard en arrière sur votre vie à Iwama, que ressentez-vous ? Avez-vous parfois de l’amertume ?
Saito : Je n’ai aucun souvenir amer.
Le reste de l’assemblée : Nous sommes d’accord. Nous nous souvenons plutôt le passé avec tendresse.
Sugawara : Mme Saito, vous vous êtes occupée de Mme Ueshiba avec une dévotion infinie. Pouvez-vous décrire son tempérament en quelques mots.
Mme Saito : C’était le genre de personne qui n’était jamais satisfaite avant d’avoir accompli ses taches quotidiennes, même si cela signifiait rester debout jusqu’à minuit.
Fukasaku : Une personne ordinaire aurait trouvé cela impossible de servir Mme Ueshiba avec autant d’attention que Mme Saito.
Mme Saito : J’étais supposé répondre aux appels de Mme Ueshiba tous les jours de l’année. Cela m’empêchait de rentrer chez mes parents et je restais là la nuit.
Sugawara : Mme Saito, vous avez dit avoir participé aux travaux de la ferme jusqu’au jour où vous avez eu un enfant.
Mme Saito : Mme Ueshiba fut d’accord car j’étais l’épouse d’un des élèves de son mari.
Isoyama : Les élèves qui obtenaient la faveur de Mme Ueshiba pouvaient jouir d’un long et heureux séjour au dojo. C’était plus facile pour servir O sensei.
Saito : C’était une vie très chargée. Nous étions encore en train d’œuvrer sur une mission, qu’une nouvelle nous était confié sans discontinuer.
Sugawara : Plus de 5 ans se sont écoulés depuis le décès du fondateur et de son épouse. Pour conclure cette réunion, j’apprécierai que vous nous disiez brièvement, ce que, en tant qu’élèves de O Sensei, vous proposez de faire dans le futur.
Isoyama : Je ressens le fait que nous devons transmettre comme une tradition les leçons que nous a enseigné O Sensei, au quotidien, non pas verbalement mais physiquement. Je crois aussi qu’il est de notre devoir de transmettre pour la postérité l’aikido dans sa forme correcte.
Nous devons nous interdire d’enseigner l’aikido pour notre seul bénéfice ou pour gagner notre vie, selon notre convenance.
Sugawara : Il est difficile de transmettre les techniques d’aikido avec précision. Le plus difficile est de communiquer les préceptes journaliers de O Sensei.
Isoyama : C’est un défi, mais si nous nous conformons à ces préceptes, les faisant vivre au quotidien, nous pourrons les communiquer aux enfants et aux pratiquants d’aikido de manière naturelle.
Saito : Nous ne devons jamais oublier O Sensei. Si nous perdons notre gratitude envers lui, ses paroles également seront oubliées.
Un autre point que je voudrais souligner est que les enseignants ne doivent pas s’auto-glorifier, mais plutôt observer de près comment leurs élèves agissent et comment ils utilisent leurs découvertes pour alimenter les esprits. Les bons enseignants ne méritent du crédit que s’ils savent rendre leurs élèves plus forts.
Isoyama : Ce que nous avons entendu de la bouche de O Sensei, il y a plus de 20 ans, devient seulement compréhensible, lorsque nous prenons conscience du devoir de transmettre l’aikido de manière infaillible.
Sugawara : Une augmentation du nombre de pratiquants ne signifie pas une véritable popularisation de l’aikido. Ce qui compte réellement, c’est la qualité des pratiquants.
Saito : Exactement.
Sugawara : Je sais que nous ne ferons jamais le tour du sujet, mais le temps s’achève et je dois clôturer cette réunion. Merci encore pour votre participation et vos remarques.