KI NO NAGARE SANS KIHON N’EST QUE RUINE DE L’AÏKIDO

Ce petit article paru dans le dernier numéro de Dragon magazine, a été rédigé par mon ami Jean-Pierre Cocquio. Jean-Pierre a commencé l’aikido en 1976 avec NORO Masamichi Sensei et Daniel Toutain. Il a suivi TAMURA Nobuyushi Sensei de 1980 à son décès en 2010, et depuis 1995 Daniel Toutain en parallèle. Vous pourrez retrouver un parcours plus complet de Jean-Pierre vers 23 min sur cette vidéo

Je rejoins cet article, il m’arrive souvent de parler de kata en aikido, je sais que ça froisse des oreilles, et je suis content de voir que je ne suis pas le seul à le penser. Nous travaillons sous forme codifié, précise. Tout comme un musicien qui va faire ses gammes, tout comme chacun d’entre nous qui a appris à dessiner les lettres, avant de les lier, puis former des syllabes, et finalement des mots et phrases. L’aikido suit le même cheminement. Place à l’article de Jean-Pierre.

« La recherche de résultats immédiats, inhérente au mode de vie contemporain, conduit peu à peu à bâcler les fondamentaux pour tenter de proposer une pratique « clés en main ». Ainsi, la pratique kino nagare est-elle devenue la norme, alors qu’elle est souvent… dénuée de fondement, ce qui nuitpour beaucoup à la crédibilité de l’aïkido.

KIHON 基本 (Fondement, base ; norme)

Kihon est constitué du kanji 基 (KI, moto, motoi – base, fondation, origine) et du kanji 本 (HON – livre ; origine ; ceci ; [suffixe servant à compter les objets longs] moto – origine, autrefois). Dans son sens littéral, kihon constitue l’essentiel de toute discipline, martiale ou autre. D’abord, parce que cela permet d’apprendre. Ensuite et surtout, parce que cela permet d’entretenir et de perfectionner indéfiniment ce qui a été appris. O-Sensei avait l’habitude de dire que : « Lorsque l’on rencontre une difficulté dans l’exécution d’une technique, il faut revenir au kihon ; il contient la solution. » Au-delà de l’aspect éducatif du kihon, il en est un autre qui n’est pas immédiatement évident mais qui peut susciter un intérêt. Dans son livre, « La Voie du Karaté, pour une théorie des arts martiaux japonais », Kenji Tokitsu sensei dit que : « Kihon est la forme martiale du budō. »

Daniel Toutain et SAITO Morihiro Sensei à Iwama
Daniel Toutain et SAITO Morihiro Sensei à Iwama

TABOU

Ce qui importe dans le kihon, c’ est l’apprentissage précis de la forme des techniques que l’on nomme par ailleurs kata (型 ou 形) en japonais… mais ce mot est tabou en aïkido. Le fondateur expliquait souvent qu’il faut oublier la forme des techniques pour parvenir à Takemusu Aiki (武産合気), niveau le plus subtil de l’aïkido. Certains en ont hâtivement conclu, voire imposé l’idée… qu’il n’y a pas de kata en aïkido ! Il faut pourtant bien construire cette forme qui est loin d’être innée, surtout pour nous occidentaux, avant de prétendre pouvoir l’oublier…

Serrurerie et mécanique

Kihon moule le corps dans la forme de la technique… et inversement. Il permet de comprendre la biomécanique du corps, identique pour tout être humain normalement constitué. Il donne les clés qui permettent de verrouiller ou déverrouiller les contrôles… au sens serrurier de ces termes. On maîtrise petit à petit cette mécanique géniale de l’aïkido qui permet, avec un minimum de force physique, avantageusement compensée par un maximum de souplesse, d’annihiler toute opposition et de défier les lois de la pesanteur et de la gravitation.

Apprendre avec le cœur

Kihon est un apprentissage du corps qui (ne) passe (que) par le corps. On n’apprend rien par cœur, avec la tête, mais par corps, avec le cœur. De même que lorsque l’on apprend à nager ou à faire du vélo on n’oublie jamais, il faut – même si c’est un petit peu plus complexe… pratiquer kihon régulièrement pour fixer dans le corps la forme, évidemment juste, de façon à se l’approprier une fois pour toutes.

Même si c’est rébarbatif

Comme en musique, où le travail des gammes, arpèges, et autres exercices est souvent considéré comme ennuyeux par l’élève musicien pressé de jouer ses morceaux favoris, cet aspect de l’étude est souvent perçu comme rébarbatif par le pratiquant en quête de training sportif, d’esbroufe démonstrative ou d’une hypothétique efficacité. Le risque est grand de passer à côté de l’essentiel…

Tai no henko est travaillé au début de chaque cours, il renferme les principes de l’aikido

Tanren 鍛錬

Il est prétentieux de penser que l’on n’est pas concerné. Kihon est indispensable dès lors que l’on souhaite vraiment progresser. C’est un travail de forge (tanren… qui signifie aussi « exercice » et « discipline »). « C’est en forgeant… etc. » Il faut d’abord dégager le minerai de la gangue (apprendre à connaître et utiliser son corps), puis par un travail constant et répétitif, donner forme à la matière. Cette première étape est obligée et incontournable pour prétendre parvenir un jour à Takemusu Aiki. Les passe-droits artificiels (tels que les grades…) ne sont d’aucune utilité. C’est entre soi et son corps que cela se passe. Brûler cette étape ne mène qu’à une gesticulation stérile dénuée de… fondement.

O Sensei et Saito Sensei s’entrainant sur un tanren uchi

De kihon à ki no nagare

Paradoxalement, c’est par la répétition régulière de la forme que l’on se libère de celle- ci. À terme, l ’ exécution devient spontanée, détachée de la réflexion. La forme disparaît. Seul reste le mouvement. Ce qui ressemble à de la rapidité d’exécution découle en réalité d’une économie gestuelle. Cette dernière résulte de la précision technique et non d’une accélération intentionnelle… plutôt génératrice de blocages. Alors, comme en musique , la virtuosité transcende l’interprétation. Ki no nagare devient une réalité tangible.

KI NO NAGARE 気の流れ (écoulement du ki)

Il n’est pas nécessaire d’expliquer ici le kanji KI ( 気 ) que tout pratiquant d’aïkido connait. Nagare est constitué du kanji  流 (RYŪ – courant ; style, école (de pensée) [RU], naga(reru) – s’écouler, couler naga(su) – faire couler, verser, répandre). Ki no nagare exprime une façon de travailler plus fluide que l’on oppose souvent, de façon un peu simpliste, à kihon. Pourtant, ki no nagare n’est pas différend de kihon. Ce n’en est qu’un aspect plus libre et vivant. Un peu comme en calligraphie où il y a une forme de type imprimerie, un peu rigide, qui sépare les caractères, qui est très lisible et permet l’apprentissage, et des formes cursives plus fluides, qui lient les caractères… que l’on acquiert et maîtrise après avoir longtemps pratiqué la première forme.

Menu

Lorsque l’on a bien intégré la forme juste des techniques, grâce au kihon, la pratique devient fluide. Il n’y a ni arrêt, ni coupure dans l’exécution. Les trois étapes de construction du menu technique (« entrée » : prise d’initiative, réaction à une attaque ; « plat » : application du principe technique ; « dessert » : immobilisation ou projection), s’enchaînent et s’écoulent naturellement. Si le déplacement peut parfois varier légèrement, la forme de la technique est identique à celle du kihon, sans heurt et sans tension.

AWASE

On s’harmonise avec le partenaire pour le maintenir à la limite du déséquilibre sans jamais créer d’opposition. Il ne s’agit pas d’accélérer mais de dynamiser le déroulement de la technique. La vitesse d’exécution, faut-il le rappeler, est fonction de la gestion de l’énergie du partenaire (awase 合 わ せ , harmonisation) et ne résulte jamais d’une intention – dans intention il y a « tension » – génératrice de blocages. Cette dynamique requiert des appuis stables, en même temps que la capacité de déplacer rapidement ces appuis sans jamais perdre son propre équilibre. Cette capacité se développe… avec kihon.

Aite ( 相 手 ) est un aïkidoka comme les autres

Est- il nécessaire de rappeler que la progression en aïkido est le fruit d’un travail mutuel, sous peine d’en faire un vulgaire sport de combat. D’où la notion de partenaire (aite), qui prévaut en aïkido, même si l’on utilise souvent par habitude le terme « uke » (受け). Un autre aspect de ki no nagare est la façon dont aite s’engage. À un niveau élevé, tori va inviter ou inciter à attaquer puis guider aite malgré lui, sans que ce dernier ne puisse rien contrôler. Lorsque tori n’est pas encore à ce niveau, aite se doit d’attaquer sincèrement, de façon non réelle mais réaliste, évidemment proportionnée au niveau de pratique du partenaire.

Sans complaisance ni malveillance

Pour autant, il n’est pas question d’être complaisant, en anticipant le déroulement et/ou la conclusion de la technique, pas plus que de chercher à empêcher sa réalisation ; s’il est t rès facile de contrer une technique préalablement désignée, c’est plus difficile lorsque l’on ignore ce qui va se passer, par exemple en jiyū waza ( 自 由 技 ). Cela ne présente aucun intérêt, si ce n’est de manifester lourdement son égo… et crée un rapport de force compétitif qui n’a rien à faire dans un budō. Si l’on réfléchit un peu, sur le plan martial c’est ridicule ; dans un combat de survie, la retenue ou pire, l’immobilisme seraient potentiellement mortels.

Jusqu’à l’ukemi

Le travail en ki no nagare développe également la face cachée de l’apprentissage de l’aïkido qui concerne… la progression d’aite. Si kihon apprend à aite la façon correct d’attaquer, ki no nagare lui apprend à suivre lorsque, pris dans le mouvement, il va tenter de retrouver son équilibre pour éventuellement inverser la situation (kaeshi waza 返し技 … possible seulement si tori commet une erreur technique) ou, quand cela n’est pas possible, gérer au mieux l’immobilisation ou la projection afin de protéger son intégrité par l’ukemi (受け身 ) que les dictionnaires traduisent par « attitude passive »…

Ki no nagare doit certes être abordé très tôt dans l’étude mais cela devrait toujours être pratiqué en complément du kihon, sous peine de transformer l’apprentissage en vulgaire training sportif qui masque difficilement l’absence de kihon… et décrédibilise l’aïkido.

Jean-Pierre Cocquio