Article de AIKIDO TODAY MAGAZINE, numéro 47 – 1996.
Ecrits et dessin de Gaku Homma Sensei.
Cet entretien a été reproduit ici avec l’aimable autorisation de AIKIDO TODAY MAGAZINE.
Traduction Française : © Stéphane Richard – Toute reproduction interdite.
Morihiro Saito Sensei Shihan (9ème dan Aikikai) a commencé la pratique de l’Aikido en 1946 sous la direction de du fondateur, Morihei Ueshiba, au Dojo Ibaragi Iwama. 1996 marque le 50ème anniversaire de sa pratique assidue de l’Aikido.
Avec plus de 30 ans de pratique de l’Aikido, Gaku Homma est le fondateur du Nippon Kan Culture Center de Denver, Colorado. Il est l’auteur de Aikido for Life ainsi que d’autres livres sur l’Aikido et la culture japonaise.
Introduction
A chaque tournant important de ma vie, il semblerait que Saito Sensei était présent. Il était à Iwama pendant l’année que j’ai passé comme uchi deshi auprès du fondateur, Morihei Ueshiba. Six ans après la mort du fondateur, Saito Sensei, répondant à mon invitation, est venu faire une démonstration pour un club d’Aikido où j’enseignais sur la base de l’Air force de Misawa ; c’est cette démonstration qui me permit pour la première fois de me rendre aux USA. Aujourd’hui, en octobre 1995, 20 ans plus tard, j’invite Saito Sensei à venir enseigner au Aikido Nippon Kan Center de Denver dans le Colorado.
Le temps est passé si vite. Je me souviens d’expériences passées comme si elles se déroulaient hier. Aujourd’hui j’ai 45 ans, Saito Sensei en a 67. Avec le temps, nous vieillissons, et je pense que notre tempérament et nos valeurs changent, nous devenons plus tolérants et en général plus ouverts. Pendant ce séminaire, alors que je m’occupais de Saito Sensei et le regardais enseigner, je me suis vraiment rendu compte à quel point le temps était passé et combien j’avais emmagasiné de souvenirs.
Tout au long de son enseignement, je n’ai jamais entendu Saito Sensei parler de pouvoir universel, de Dieu, d’aura, de paix ou de ki ou tout autre références cosmiques. Et pourtant, dans chacun de ses mouvements, son corps illustre les idées que ces mots essaient de faire comprendre. Cette capacité à toucher le cœur des gens grâce à l’éloquence de ses mouvements le rend différent des autres professeurs. Sa technique et sa philosophie sont simples et trés terre à terre. Ce qui le définit et ce qu’il enseigne trouvent leur fondement dans la réalité et non dans de vagues concepts source de confusions et de déceptions.
Alors que je questionnais Saito Sensei, je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir comme un enfant écoutant son père vieillissant qui transmet sa sagesse et son expérience aux générations futures.
Interview
Le secret de ma bonne santé ? Vraiment, il n’y en a pas. Je ne mange pas trop de viande ni de nourriture trop grasse. Je mange des aliments riches en fibres. Et puis, les séminaires sont de bonnes occasions de perdre un peu de poids ; en général, je ne mange pas beaucoup lorsque je voyage. Denver fut une exception, les repas que m’a fait Humma-kun ont stimulé mon appétit. (« kun » est un suffixe affectueux indiquant une certaine familiarité).
Si je devais avoir un secret qui me garde en bonne santé, ce serait de rester occupé. J’essaie de faire en sorte d’être toujours occupé en accomplissant chaque jour de nombreuses activités positives. Mon leitmotive est de faire en sorte que chaque tâche qui se termine s’enchaîne immédiatement sur une nouvelle tâche à accomplir. Ainsi, le jour où je rentre de cette tournée aux US, je dois me rendre au nord de Honshu pour donner un cours lors des démonstrations du Tohoku Aikido Régional.
2. Gaku homma Sensei : Lorsque je vivais à l’Aiki shrine à Iwama, tout le monde vous appelait le « Mou-chan » de Iwama (“Mou“ est un diminutif de Morihiro et “chan“ est un terme affectueux) ou encore le “Napoléon d’Iwama“. Comment avez-vous acquis ces surnoms ?
Morihiro Saito Sensei : Entre le moment où je suis devenu uchi deshi au dojo de Iwama jusqu’à la mort du Fondateur, je suis resté un jeune homme trés actif. Lorsque j’étais uchi deshi, je travaillais aussi pour la Société des Chemins de Fer du Japon. Mes seuls moments de temps libre étaient ceux que je passais au moment de mes déplacements entre le dojo et la gare. A part ceux-là, je n’avais aucun moment à moi. Ma vie se résumait au travail et à la pratique. Je ne pouvais pas écouter de la musique ou suivre les dernières modes ou les nouvelles sportives comme les autres garçons de mon âge. Parfois, je faisais parti des équipes de nuit et mes jours et nuits se mélangeaient un peu. Si j’avais besoin de temps supplémentaire pour quelque travail personnel – comme réparer mon uniforme, par exemple – je devais prendre sur mon temps de sommeil.
Les gens du village autour de moi disaient : “Napoléon se contentait de 3 heures de sommeil sur son cheval. Le Mou-chan de Iwama somnole dans ses vêtements et n’a besoin que d’une demi-heure de sommeil pour être prêt à se remettre au travail“. Finalement, le nom de Napoléon est resté et est devenu mon surnom. Mon corps n’a pas oublié cette époque – je reste très occupé !
Le surnom de “Mou-chan“ me rappelle également des souvenirs. Bien que je ne l’aie pas particulièrement voulu, pour je ne sais quelles raisons, les gens de Iwama et des environs avaient peur de ce nom. Tout le monde le connaissait, et il était lourd de signification. Si quelque Yakuza des environs ou quelque garçon du coin commençait à causer des problèmes dans Iwama, mentionner le nom du “Mou-chan de Iwama“ les faisait en général arrêter. Cela ne cessait pas de me surprendre !
Un jour, juste avant un festival qui devait se tenir dans la ville de Iwama, les garçons du coin en sont venus aux mains avec un groupe rival de jeunes d’un village voisin. Il semblait que la bande rivale voulait récupérer les emplacements commerciaux prévus pour le festival, et ils pensaient que cela était une bonne occasion pour envahir le territoire de Iwama. Ils se rassemblèrent donc et rentrèrent dans Iwama avec le Yakuza à leur tête.
Un jeune de Iwama courut me voir pour me demander de venir les aider à repousser leurs rivaux. Au début, je refusais, ne voulant pas m’impliquer dans leur querelle qui ne me concernaient pas. Mais comme j’étais jeune et que je ne savais pas encore ce qu’était d’avoir peur, j’ai finalement été d’accord pour les aider. Après avoir mis des bottes en cuir pour protéger mes pieds et une lourde cuirasse de cuir pour me protéger des coups de couteau, je suis partis leur donner un coup de main.
A mon arrivée, je fus très surpris par le grand nombre de gens rassemblés dans la rue, prêt à se battre ! Sans trop savoir quoi faire, j’ai marché directement entre les deux groupes et j’ai dit : “Se battre le jour d’un ‘shrine festival’ n’est pas une bonne chose“.
Le chef de la bande rival est sorti du groupe et a demandé : “Hé ! toi, jeune homme – qui es-tu ? J’ai répondu : “Je suis Saito“, mais cela n’eut pas beaucoup d’effet. Et puis quelqu’un de Iwama s’est écrié : “Il est le Mou-chan de Iwama !“ En entendant cela, le chef rival s’est mis à terre sur ses genoux et ses mains, a baissé la tête jusqu’au sol, et s’est excusé.
J’ai demandé aux jeunes de Iwama qui avaient commencé à se battre de s’excuser également. Puis, j’ai pris les leaders de chaque groupe et je les ai conduis à un bar à saké. Je leur ai fait la morale en leur disant : “Toute personne qui commence à se battre a tort et doit se faire pardonner en offrant le saké à ceux qu’il a blessé. Corrigez la situation maintenant !“ Et avec ça, je suis parti.
La plupart des gens du village connaissaient mon surnom, mais pas mon visage tant j’étais occupé à travailler tout le temps. Parce que je pratiquais l’Aikido, ma réputation semblait grandir d’elle-même. On m’appelait souvent pour régler des petites querelles, souvent avant même qu’on appelle la police. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas si ma réputation était une bonne réputation ou une mauvaise [rires].
Bien sûr, je n’ai plus de réputation de ce genre. Ces temps-là étaient très différents d’aujourd’hui. C’était plus innocent – surtout dans la campagne.
3. Gaku homma Sensei : Pour ma part, j’ai toujours l’impression que vous êtes le Napoléon de Iwama. Pendant ce séminaire, en deux semaines, vous avez voyagé du Japon aux US, vous avez enseigné sur chaque côte, à l’Est puis à l’Ouest, et puis vous êtes venu à Denver, tout cela sans prendre un moment de repos. Cela me paraît être un emploi du temps plutôt fatiguant.
De votre point de vue, qu’est-ce qui fait que la vie vaut d’être vécu ?
Morihiro Saito Sensei : Ce qui me fait le plus plaisir, c’est que je puisse enseigner ce que j’ai hérité du Fondateur. Je ressens un grand accomplissement dans le fait de pouvoir visiter mes élèves dans le monde entier, pouvoir être accueilli chez eux, enseigner et pratiquer ensemble. Lorsque je suis chez moi à Iwama, si j’ai un peu de temps à moi, j’aime le passer dans le Aiki no Ie (maison campagne du Aiki), assis autour du irori (endroit surbaissé où l’on fait du feu) avec de vieux amis, à manger et boire ensemble. Je me sens très heureux dans ces moments.
Dans ces moments-là, j’aime bien faire la cuisine. Je ne suis pas difficile sur la nourriture, mais je suis très exigeant en faisant la cuisine. Par exemple, j’aime faire ma propre sauce à partir de piments que je cultive dans mon jardin. J’ai une façon bien à moi de mélanger le piment à l’huile de sésame. Ce doit être fait exactement de cette façon.
J’aime bien aussi faire mes propres udon (pâtes à base de farine blanche) et soba (pâtes à base de farine de sarrasin). J’aime bien sécher et moudre le grain, pétrir la pate et couper les pâtes moi-même. Mon fils, Hitohiro a son propre restaurant de soba, j’ai donc une bonne réserve de farine de sarrasin naturel à disposition. Je n’aime pas me vanter, mais je pense que mes pâtes ont assez bonne réputation.
J’apprécie également d’aller me relaxer au hinoki buro (maison de bain des cyprés). Je ne peux pas vous décrire le bien que ça me fait.
Je suis déjà grand-père ; j’ai 13 petits-enfants. Et pourtant, je pense que lorsqu’on a son propre dojo, il n’est pas possible de partir en retraite. Mon rôle est de continuer. J’estime qu’il est de mon devoir d’enseigner l’Aikido du Fondateur au plus grand nombre possible d’élèves. Lorsque je mourrais, un lien direct à sa technique disparaîtra.
Il m’a été donné la chance de vivre 23 ans de pratique auprès du Fondateur. Tout ce que je connais, c’est lui qui me l’a enseigné, et ce que j’ai appris, je me sens responsable de l’enseigner à mon tour.
D’autres Shihan ont la liberté de leur enseignement, moi pas. Il existe des Shihan dans l’ensemble du Japon et partout dans le monde qui, à un moment ou un autre, sont venus pratiquer aux pieds du Fondateur. Le Fondateur comprenait l’essence même de l’Aikido, et il la tenait dans le creux de ses mains. Ceux qui sont briêvement venu à ses pieds n’ont jamais vraiment compris la nature du don que le Fondateur tenait dans ses mains – et puis, ils sont partis.
Pour les Aikidoka, Iwama est l’équivalent de la Mecque pour les musulmans ou du Vatican pour les catholiques. En utilisant une métaphore, je dirais que Iwama est comme un phare, et mon devoir est de garder le feu de ce phare briller de façon éclatante. Pour les autres Shihan, le phare représente la grande entreprise et la grande réalisation du Fondateur. Ils utilisent sa lumière pour éclairer le chemin sur lequel ils avancent librement grâce aux navires qu’ils se construisent eux-mêmes.
Tant que la lumière continuera de briller à partir de Iwama, les racines de l’Aikido continueront d’exister. Je pense qu’il est très important de ne pas oublier cette idée. Je suis arrivé au dojo de Iwama en 1946. Jusqu’à sa mort, j’ai vécut chaque jour avec le Fondateur pendant 23 ans. Après sa mort, je suis resté à Iwama, malgré ma position de Shihan au dojo Aikikai Hombu. Chaque jour, je reste dévoué à la tâche qui consiste à garder l’éclat de la lumière du phare qu’a laissé le Fondateur.
J’ai entendu des Aikidoka faire une distinction entre les techniques d’Aikido Iwama et celles d’un Aikido “plus moderne“, en qualifiant l’Aikido Iwama de traditionnel, voir de vieux jeu. Selon moi, cela est une erreur. Je pense que si l’on réfute les origines de sa propre pratique, on réfute sa validité. Quand des gens disent que le style Iwama est dépassé, ils me font penser aux gens qui coupe la branche d’arbre sur laquelle ils sont assis.
Je ne dirais jamais que le style Iwama est la seule forme valide d’Aikido. Chaque instructeur a son propre caractère, construit par son environnement et sa culture. Il est tout naturel que différents styles et différentes organisations se soient développés. Le fait de voyager dans le monde entier m’a aidé à comprendre cela, car j’ai rencontré beaucoup de gens, d’endroits et de cultures différentes. Je pense qu’il est bon pour un élève d’étudier auprès de nombreux instructeurs différents et de pratiquer de nombreuses écoles différentes.
Cependant, je pense également qu’il est vital de pratiquer les techniques fondatrices de l’Aikido. On ne peut pas oublier les sources de sa pratique.
Dans la vie d’une personne, il arrive souvent un moment où le besoin de connaître ses racines et son héritage se fait sentir. Il me semble important que chacun d’entre nous prenne un moment pour étudier les techniques du Fondateur sur la route de son propre cheminement en Aikido. Le lien le plus proche de la source est le Fondateur, Morihei Ueshiba, et le lien le plus proche de lui est le Dojo de Iwama. Pour la communauté des pratiquants de l’Aikido, il est important que plus de gens comprennent que les racines de notre pratique reposent sur le Fondateur. Il est important de transmettre l’immense projet et les réalisations du Fondateur de façon correcte – même s’il faut le faire pour chaque pratiquant, un par un.
C’est pour cette raison que j’entretiens le feu du phare de Iwama pour qu’il brille de façon éclatante. C’est pour cela que je n’ai aucune liberté. A la place de liberté, j’ai ma destiné – et je l’apprécie. Ce qui fait que ma vie vaut d’être vécu est de garder le dojo du Fondateur vivant et en bonne santé.
4. Gaku homma Sensei : Je sais que cela fait longtemps, mais pourriez-vous nous dire comment c’était lorsque vous étiez uchi deshi à Iwama ?
Morihiro Saito Sensei : Je suis arrivé au dojo de Iwama en 1946. C’était juste après que le Japon ait perdu la guerre, et nous n’avions pas beaucoup de ressources ; c’était une période très pauvre. Je suis né et j’ai été élevé dans la ville de Iwama et j’ai intégré le dojo à 18 ans.
Peu de temps après, quelques uchi deshi que le Fondateur avait au Hombu Dojo vinrent à Iwama. Gozo Shioda (le fondateur du Yoshinkan Aikido) s’installa avec les six personnes que formaient sa famille (ce qui me surpris un peu). Ils sont restés environ deux ans. Koichi Tohei (le fondateur du Ki Aikido) est aussi venu à peu près au même moment, après avoir été démobilisé. Je me souviens m’être demandé si la guerre l’avais fait devenir dur et fort. Il a quitté le dojo lorsqu’il s’est marié. Il y avait deux autres uchi deshi qui sont arrivés au même moment que moi. L’un est devenu directeur régional de l’éducation, et le second est actuellement un membre de la Diet (Parlement japonais). Je suis le dernier qui traîne encore autour de Iwama ! [rire].
Il est difficile de s’imaginer ce à quoi Iwama ressemblait à cette époque. Là où vous voyez maintenant des maisons, il y avait des hectares de bois. Aucune route n’était pavée, et quand il pleuvait on pouvait avoir de la boue jusqu’aux chevilles sur certains chemins. On portait des getas (sandales en bois) avec un seul travers de bois à l’arrière, parce que si on avait porté des getas classiques avec deux travers en bois, la boue se serait accumulée entre eux et les getas seraient devenues trop lourdes. Ce type de getas facilitait les déplacements dans la boue – et sur sol sec, elles permettaient de développer l’équilibre et la coordination !
On utilisait très peu l’électricité, particulièrement dans les zones autour du dojo. La nuit, il faisait si noir que si quelqu’un s’approchait de vous et vous pinçait le nez, vous ne pouviez même pas reconnaître qui s’était ! Le Fondateur était un membre prépondérant de la communauté, et il avait l’honneur d’être le seul à avoir accès à l’électricité dans la région. Le contraste qui existait entre les alentours qui restaient dans le noir et la clarté des lumières du dojo dans la nuit rendait l’endroit magique. Plus tard, lorsqu’on construisit ma maison, on y a amené l’électricité en tirant des lignes à partir de la maison du Fondateur. A l’époque, cela représentait un certain luxe.
Les gens du village pensaient que ce qui se passait au dojo de Ueshiba était un peu bizarre. Par exemple, la façon dont les uchi deshi s’habillaient provoquait des regards plus qu’étonnés quand on se promenait en ville. Nous portions des keiko gi (usés et rafistolés au col), des hakama délavés (beaucoup plus court que ceux qu’on porte aujourd’hui, tombant jusqu’aux chevilles), et des haori (vestes courtes de kimono) décorés. On portait des Jo en fer pour forcir nos bras, en les faisant tourner et en les traînant derrière nous bruyamment en marchant. Il était de notoriété publique que les gens du villages disaient qu’ils ne laisseraient leurs enfants aller à la maison de Ueshiba pour rien au monde. Pour leur faire peur, les parents avertissaient leurs enfants indisciplinés que s’ils ne se tenaient pas mieux, ils les enverraient chez Ueshiba. [rire] Ils nous appelaient un ban kara (groupe de durs à cuire). En entendant ces rumeurs locales, le Fondateur nous demandait en souriant de ne pas trop effrayer les gens du villages.
Quelques années après la fin de la guerre, la vie repris son court normal. Le pays était encore en transformation et de nombreuses personnes n’avaient pas de travail. Beaucoup vinrent au dojo de Iwama en recherche d’un nouveau départ. Bien que le dojo ait un jardin, on se retrouva bientôt avec plus de bouches à nourrir qu’on ne pouvait s’en offrir. Le Fondateur demanda aux nouveaux uchi deshi de défricher les champs alentours pour qu’ils puissent être cultivés. Les champs étaient couvert d’une dense plantation de bambous dont le réseau de racines emmélées rendait le travail de défrichage très difficile. Quelques-uns parmi les nouvelles recrues trouvèrent que le travail était trop dur, et une nuit, se rassemblèrent et partirent. Pour moi aussi le travail était dur. Mais même si j’avais voulu partir, je n’avais pas d’autre endroit où aller vu que j’était né et j’avais été élevé à Iwama. En fait, je n’en suis toujours pas parti ! [rires] Après cet incident, le Fondateur ne demanda pas souvent aux gens de faire du travail aussi difficile.
C’est à l’endroit où l’on s’exerce au Jo et au Bokken aujourd’hui que le Fondateur et sa femme avaient leur jardin privé. Dans les autres champs, plus grands, on avait planté des pommes de terre, des arachides et du riz. Aujourd’hui je garde un petit jardin que j’entretiens pour mon plaisir. Il n’y a que quelques uchi deshi sélectionnés qui sont autorisés à travailler dans le jardin. En fait, on demande spécifiquement à la plupart des uchi deshi de ne pas y travailler. Lorsqu’ils le font, il y a plus de travail à faire ensuite pour réparer ce qu’ils ont défait. [rires]
Les derniers uchi deshi qui y ont travaillés ont été vous, Humma-kun, ainsi que la femme de chambre du Fondateur, Kikuno san. Je vous revoie avec un fagot de légumes sur le dos en partant pour le Hombu Dojo de Tokyo en tant que otomo (assistant) du Fondateur. Après la mort du Fondateur, il n’y a plus eu de uchi deshi travaillant spécifiquement au jardin.
5. Gaku Homma Sensei : Je m’en souviens aussi. Je n’avais que 17 ans.
A cette époque c’était difficile. Quand le Fondateur avait terminé la cérémonie du matin, je l’accompagnait au jardin pour choisir les légumes pour les repas de la journée et, s’il y en avait en trop, pour les emmener au Hombu Dojo de Tokyo. A propos du Hombu Dojo, j’ai lu de nombreux articles et livres sur l’histoire de l’Aikido écrits par des uchi deshi de Hombu. Mais lorsque j’accompagnais le Fondateur à Tokyo, il n’y avait pas de uchi deshi à Hombu.
Pourriez-vous éclaircir ce point ?
Morihiro Saito Sensei : A la fin de la guerre, il y avait beaucoup de uchi deshi qui vivaient au Hombu Dojo. Pour la plupart, ces personnes sont très vieilles ou sont déjà décédées. Après la guerre, le Fondateur vivait la plupart du temps à Iwama et n’allait à Tokyo que pour des cérémonies spéciales ou des évènements particuliers.
Sur la dernière génération d’élèves qui ont étudiés directement sous le Fondateur, beaucoup disent qu’ils étaient ses uchi deshi alors qu’ils étaient en fait 2eme ou 3eme dan shidoin au Hombu Dojo (assistant instructeur). La plupart recevait un salaire équivalent à deux cent dollars par mois, vivaient dans des appartements bon marché à côté du dojo et ne venaient au dojo que pour la pratique. Ces kayoi deshi (étudiant vivant à l’extérieur du dojo) n’avaient pas d’attentions particulières pour le Fondateur. A part lorsqu’ils l’assistaient en tant que uke, les kayoi deshi n’étaient pas autorisés à s’approcher du Fondateur. C’était le niveau de respect que le Fondateur commandait. Beaucoup disent qu’ils étaient proches du Fondateur, mais en réalité, ce n’était pas vrai. A la fin de la vie du Fondateur, juste avant qu’il décède, même les Shihan de haut rang n’étaient autorisés auprès du Fondateur que pour présenter leurs salutations, ils ne pouvaient même pas se permettre de commencer une conversation. Le Fondateur ne désirait pas avoir de nombreuses personnes autour de lui et il y en avait donc très peu qui prenaient soin de lui directement.
6. Gaku Homma Sensei : En parlant de ceux qui se sont occupés de la vie personnelle du Fondateur, on ne peut pas oublier votre femme. Pourriez-vous nous parler un peu plus d’elle ?
Morihiro Saito Sensei : En 1951, le Fondateur défricha la parcelle où se trouve maintenant ma maison. On l’a construit ensemble. Dans le jardin, il y a un noyer que le Fondateur a planté.
Lorsque je suis devenu uchi deshi, il était entendu que je m’occuperais du Fondateur. Ma « baba » (surnom japonais pour désigner sa femme ou sa grand-mère) n’était pas élève du Fondateur et n’était donc pas tenue à la même obligation. Mais elle travaillait encore plus que moi pour aider le Fondateur et son épouse. Comme j’allais travailler tous les jours, je n’étais pas toujours au dojo. Ma baba a travaillé 24 heures par jour pendant 18 ans à prendre soin d’eux. Elle s’occupait si bien d’eux que, lorsque pour une raison ou une autre elle n’était pas là, la femme du Fondateur, Hatsu, avait des difficultés à trouver tout ce dont elle avait besoin.
Une fois, Hatsu tomba malade et avait des difficultés à parler. Ma baba comprenait ce qu’elle essayait de dire juste en regardant bouger ses lèvres. Cela donne une idée du temps qu’elle passait avec eux.
J’ai reçut des promotions et des certificats par le Hombu dojo, mais ma baba est celle qui doit recevoir tout le crédit pour ce qu’il est de prendre soin du Fondateur et de sa femme. Ma baba était la seule à pouvoir s’adresser directement au Fondateur, lui donnant ses conseils et ses opinions.
En plus du Fondateur, elle a aussi pris soin de sa propre famille et de je ne sais combien d’uchi deshi pendant des années. J’aime beaucoup ma femme.
7. Gaku Homma Sensei : Je me souviens très bien de votre femme. Elle savait toujours le bon moment où apparaître avec un grand bol de riz remplit à ras bord. Comme vous le disiez, si le Fondateur était de mauvaise humeur et que votre femme arrivait, son humeur changeait complêtement pour devenir celle d’un joyeux enfant. Ca m’a toujours étonné.
Morihiro Saito Sensei : Juste avant que le Fondateur parte à l’hôpital à Tokyo, les effets de la maladie étaient à leur comble. Nous étions très triste pour lui, mais il était très difficile de l’approcher. Il était triste de voir un si grand artiste martial aller vers sa fin comme cela.
C’était également difficile pour vous, Homma-kun, puisque vous vous occupiez de lui en privé. Le tempérament du Fondateur était imprévisible, au mieux. S’il était de mauvaise humeur à votre entrée, alors vous vous faisiez prendre en grippe. Pendant la dernière année de sa vie, personne n’est venu voir le Fondateur de Tokyo, parce qu’ils ne voulaient pas s’impliquer. Ce fut un moment très seul et tumultueux pour le Fondateur. Ça a du être difficile aussi pour vous deux Homma-kun et Kikuno-san, puisque vous étiez si jeune.
8. Gaku Homma Sensei : C’était difficile. Peut-être était-ce parce que nous étions si jeune que le Fondateur se sentait à l’aise avec nous et discutait avec nous, même vers la fin.
En passant à des évènements plus récents, Sensei, que pensez-vous de ce séminaire de Denver.
Morihiro Saito Sensei : Tout d’abord, j’était surpris que plus de 300 personnes se soient inscrites pour la totalité des trois jours du séminaire. Cela représente un grand nombre de personnes ! C’était bien de voir un séminaire qui n’attirait pas des foules en offrant des “cadeaux“ comme des examens de rang, etc… Le fait qu’un dojo indépendant comme Nippon Kan puisse attirer autant d’élèves venant du monde entier simplement à cause du séminaire lui-même est une très bonne chose. J’ai cru comprendre qu’il y avait dans les participants des élèves de plus de 17 organisations différentes et d’autres dojos indépendants. Je suis très heureux que tant de personnes soient venues. Je pense qu’au paradis, le Fondateur doit être content également.
La communauté des arts martiaux, y compris celle de l’Aikido, va évoluer dans le futur vers de plus en plus de groupes devenant indépendants – particulièrement aux USA et en Europe. L’organisation du Fondateur, l’Aikikai, doit faire attention à cela. Je pense que plutôt que de se concentrer sur la construction de règles plus strictes et l’augmentation des restrictions, il serait plus sages qu’il reconnaissent et respectent les organisations indépendantes. Cela préparerait la route vers de plus fortes relations et un futur plus stable.
Dépasser les barrières des affiliations ou des styles permet de superbes opportunités pour des personnes de bonnes intentions de se retrouver ensemble, ainsi que ce séminaire a pu le montrer. La philosophie d’amour et d’harmonie du Fondateur était évidente à ce séminaire de Denver. C’est un véritable plaisir de voyager n’importe où pour enseigner dans ce type de rassemblement. C’est cela, ma mission.
Vous, Homma-kun, n’êtes affilié ni avec l’Aikikai, ni avec l’Aikido de style Iwama. Mais cela ne pose pas de problème. Le fait qu’un dojo indépendant comme Nippon Kan puisse rassembler plus de 300 personnes est un évènement non négligeable. Vos élèves doivent être fiers de l’organisation des activités unique qui existe dans votre dojo – ainsi que de la réputation qu’il a gagné par les contributions fournies à la communauté. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que les réalisations faites par votre dojo soient assimilées par une autre organisation.
Personnellement, j’espère pouvoir continuer à être un conseiller et un support pour Nippon Kan. Comme je prévois plus de dojos indépendants dans le futur, j’aimerais que celui-ci puisse être un bon exemple à suivre. Je fonde de grandes espérances quant à votre rôle comme dojo indépendant pleinement établit.
9. Gaku Homma Sensei : Merci beaucoup, Saito Sensei
Morihiro Saito Sensei : Pendant le séminaire, j’ai entendu des gens dire : “L’Aikido Iwama est beaucoup plus facile d’accès que ce que je pensais. Je croyais que le style de Saito Sensei était plus strict et austère.“
Mon leitmotive dans l’enseignement est d’avoir du plaisir dans une pratique qui puisse montrer clairement la leçon du jour, pour que les élèves puissent bien la comprendre et rentrer chez eux en l’ayant acquise. Bien sûr, je veux que la pratique soit toujours sûre, sans accident ou blessure. Lorsque j’enseigne, si je sens qu’une explication va durer, je demande aux élèves de s’asseoir. S’il y beaucoup de monde, je demande aux derniers rangs de rester debout pour qu’ils puissent bien voir. J’explique de façon claire et lente. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas simplement d’envoyer des uke en l’air.
Rien que cette année, j’ai pris l’avion trois fois. En tout, j’ai dû enseigner plus de 50 séminaires hors du Japon. Franchement, je ne sais pas combien de temps je serais capable de continuer à enseigner dans le monde entier. Si je reste en bonne santé, il me semble que je doive continuer ma mission comme témoignage envers le Fondateur.
Je suis trés heureux d’avoir de merveilleux élèves très actifs dans leur pratique et dans l’enseignement aux US et partout dans le monde. Je fais confiance à mes élèves pour qu’ils transmettent ma volonté et ma philosophie. C’est grâce à leur efforts que des personnes voyagent du monde entier pour venir s’entraîner en uchi deshi à Iwama.
Même si ce fut rare, il m’est arrivé d’entendre parler d’élèves qui sont venu à Iwama et qui ont cause des problèmes à leur retour avec d’autres groupes d’Aikido. Cela m’a inquiété, car il est évident que ces personnes n’ont pas bien compris l’enseignement qu’il ont reçut à Iwama. Ils répandent leur mauvaise compréhension de l’Aikido d’Iwama aux autres par leur attitude incorrecte. Cela n’a jamais été mon intention. C’est important, notre première priorité devrait être de travailler avec tact avec les autres à l’intérieur de la communauté de l’Aikido, sur des bases amicales.
De nos jours, je voyage avec mon otomo, mais il fut un temps où je voyageais tout seul. Une fois, je suis arrivé à un aéroport du nord est des US et personne n’était venu m’accueillir. Comme je ne parle pas l’anglais, cela posait un problème ! Heureusement, un groupe de touristes japonais est passé pas là et je me suis joins à leur groupe pour sortir de l’aéroport. [rire]. Je ne peux pas compter le nombre de fois où je me suis promené avec mon appareil à cuire le riz dans mon sac, pour me faire ma cuisine pendant le séjour. Je n’aurais jamais pensé me retrouver assis dans la maison de Homma-kun et manger de la nourriture japonaise à Denver, Colorado.
10. Gaku Homma Sensei : Ce fut un honneur et un plaisir, Sensei. Merci beaucoup.
A son arrivée à Denver, une des premières questions que Saito Shihan me posa fut : “Quelles techniques devrais-je enseigner ce soir ?“ Après chaque session, il me demandait si la leçon avait été adéquate et si une certaine série de technique serait appropriée pour le prochain cours. J’ai été impressionné par ses façons de faire sincères et professionnelles.
Après la pratique, dans les vestiaires, Saito Sensei a remercié toutes les personnes qui étaient là et leur a offert des fruits et des rafraîchissements. C’était un véritable plaisir de voir une si grande chaleur humaine et une si grande gentillesse de la part d’un homme qui occupe sa position. Un état d’esprit marqué par la générosité est resté au premier plan pendant tout le séminaire.
Lors de la soirée de clôture, nous avons accompagné Saito Sensei aux lavabos pour l’attendre et être prêt à lui tendre une serviette pour qu’il s’essuie les mains. J’ai été touché de le voir laver avec soin le lavabo qui avait été utilisé par d’autres personnes en signe de politesse vis-à-vis du prochain utilisateur.
J’ai accompagné Saito Sensei, son traducteur, son otomo, et d’autres invités jusqu’à San Francisco pour les voir s’envoler pour le Japon. Avant l’atterrissage à San Francisco, j’ai pu voir que Saito Sensei prenait le sac prévu pour le mal de l’air du fauteuil devant lui. J’étais inquiet car je me demandais s’il était malade. Mais il a simplement demandé à toutes les personnes qui l’accompagnaient s’ils avaient des choses à jeter, il a récupéré nos serviettes et emballages qu’il a mis dans le sac. Puis il a remis le sac proprement fermé devant lui. Il a dit que cela aiderai la personne chargée de faire le nettoyage de l’avion dans son travail.
Saito Sensei faisait attention à ce que son otomo soit bien pris en charge, allant jusqu’à lui offrir une partie de son propre repas. Il a aussi fait attention à l’un de mes élèves qui lui avait servi de chauffeur à San Francisco en lui prenant la main pour lui glisser discrètement un kokoro zuke (paiement de remerciement) dans la main.
Sa position de leader global de la communauté de l’Aikido s’est construit sur une vie entière de travail et d’effort. C’est un véritable bujin (artiste martial). Son humanité, sa gentillesse et sa prévenance restent imprimées dans mes souvenirs – où ils me font penser au côté privé du Fondateur, Morihei Ueshiba.
Alors que l’on marchait à travers l’aéroport bondé de San Francisco, je me mis à penser à une occasion où je marchais avec le Fondateur à travers une gare bondée de Ueno, au Japon. Leur façon de marcher est très semblable.