Hors série Dragon Aikido – interview de Daniel Toutain

La situation vécue depuis quelques mois du fait de la crise sanitaire était inattendue et a bouleversé les habitudes. Bon nombre de pratiquants d’arts martiaux dans le monde n’ont plus eu la possibilité de pratiquer leur discipline dans les conditions usuelles et il a donc fallu imaginer une nouvelle manière de s’entraîner. Développer sa capacité d’adaptation et de réaction dans l’instant est bien un des fondements du Budo. C’est ainsi que de nombreux adeptes de toutes les disciplines martiales ont su trouver les moyens d’y parvenir au fil des semaines. Il a été plus ou moins facile de s’habituer à ces bouleversements, selon que l’entraînement passe ou non par l’utilisation de Katas permettant de disposer déjà d’un vaste programme d’exercices en solitaire. Par contre, cette adaptation a été plus compliquée pour tous ceux dont la pratique est essentiellement basée sur l’exécution de techniques avec un partenaire. C’était donc là l’occasion d’innover et de trouver des solutions pour ne pas arrêter la pratique.

on peut voir souvent dans les videos le fondateur travailler le jo seul

Il arrive souvent qu’une situation de crise engendre aussi des choses positives. C’est en effet lorsque l’on sort de sa zone de confort que l’on progresse généralement le plus et que l’on devient créatif. Ainsi de nombreux enseignants et pratiquants se sont pris en mains en imaginant différentes façons de partager leur entraînement malgré le confinement et la fermeture de tous les Dojos. Les moyens modernes permettent évidemment la possibilité d’échanger virtuellement, ils ont été largement utilisés pendant cette période. Les propositions d’entrainement présentées via internet ont été nombreuses, avec sincérité la plupart du temps et quelquefois de manière assez égotique. Que ce soit sous la forme de diverses préparations physique ou d’exercices visant à reproduire seul des techniques avec un partenaire imaginaire. Parfois même, à l’inverse, en mimant le rôle de celui qui reçoit une technique d’immobilisation ou de projection de la part d’un partenaire invisible. Cette dernière version plutôt surprenante est finalement assez révélatrice de l’idée que chacun peut se faire de l’art qu’il affectionne. Durand cette période, l’utilisation du ken et du jo a semblé prendre de façon soudaine et inhabituelle une place importante dans la pratique de chacun. Et là aussi toutes les variantes possibles ont pu défiler sur les réseaux sociaux. Des initiatives personnelles ont finalement circulé, donnant selon les fois plus ou moins de crédibilité à la pratique présentée. En effet, les failles sont beaucoup plus lisibles lorsqu’il n’y a pas de partenaire pour mettre en valeur les techniques ainsi montrées.

Par ailleurs, il a été touchant de voir tous ces débutants partager leur vidéo sans aucune prétention afin de communiquer leur enthousiasme resté intact. En signalant que l’on n’arrête pas la pratique malgré les contraintes on encourage sans doute les autres à continuer aussi. Le niveau technique de chaque pratiquant n’a alors plus d’importance dans ce cas, l’essentiel étant de rappeler que l’entraînement n’est pas abandonné. Ce qui a forcément un effet stimulant pour tous. Comme toujours il y a du positif et du négatif, mais il en résultera tout de même que la situation vécue a ouvert la porte à quelques innovations heureuses qui devraient apporter une évolution dans les habitudes d’entraînement.

Il m’a été demandé de commenter ici comment j’ai vécu personnellement cette période de confinement, en particulier par rapport à ma pratique.
Avec mon épouse nous habitons en moyenne montagne dans un petit village des Pyrénées Orientales. Nous avons eu la chance de pouvoir y construire notre habitation ainsi que notre Dojo avec l’aide occasionnelle d’amis et parfois de professionnels. Nous avons réalisé à nous deux la majorité de cette auto-construction en ossature bois. Le projet de longue date de construire un tel Dojo, agrémenté d’un jardin de style japonais, a pu se réaliser pour l’essentiel en moins d’une année grâce à des efforts que nous étions bien loin d’imaginer au début. Les travaux sont finis et l’emplacement est idéal avec une vue sur les belles montagnes pyrénéennes, en particulier sur le célèbre mont Canigó juste en face. Un lieu à la fois plein de paix et d’énergie, aboutissement du rêve de bâtir un jour un Dojo dans l’esprit de celui du Fondateur à Iwama au Japon. Le Dojo d’Iwama dans lequel j’ai séjourné si souvent lorsque j’étais élève uchideshi de Saito Sensei.

Tout cela pour dire que nous sommes privilégiés et que forcément nous n’avons pas souffert du confinement contrairement à tous ceux qui ont dû rester dans des appartements exigus. Et surtout par rapport aux personnes vulnérables parce que sans abri. Impuissants devant cette réalité, nos pensées allaient évidemment à tous ceux-là qui subissaient réellement la situation, comme à ceux qui perdaient des êtres chers à cause de l’épidémie. Par bonheur, personne n’a été gravement touché parmi toutes nos connaissances, en France comme dans de nombreux pays.

Ayant un Dojo sur place, il n’a pas été compliqué d’y poursuivre une pratique faisant déjà partie de mon quotidien. Il y a bien longtemps que j’utilise des méthodes visant à me perfectionner seul. Au fil des années mon programme a évolué et a pu se renforcer. Il s’agit tout d’abord des suburi tels qu’ils étaient pratiqués à Iwama. Effectuer mille cinq cents suburi avant même le petit déjeuner a été le point de départ de mon entraînement journalier pendant des années. A une époque cet entraînement étant même passé à deux mille cinq cents suburi chaque jour sans exception durant douze mois. Lorsque j’étais uchideshi à Iwama, Saito Sensei m’avait fortement conseillé d’accorder beaucoup d’importance aux suburis. « Tu verras, tes techniques à mains nues s’en trouveront nettement améliorées » m’avait-il affirmé. J’ai donc suivi son conseil, peut- être de façon exagérée quelquefois, mais j’ai constaté qu’il avait raison car j’ai pu en ressentir les effets par la suite. Depuis quelques années j’aborde différemment ma pratique quotidienne afin de privilégier une recherche regroupant plusieurs éléments que j’applique maintenant sous l’appellation Wanomichi. Les suburi en font toujours partie, mais sont pratiqués en moindre quantité. Je prend le temps de porter une attention toute particulière à la posture, aux axes et leviers qui peuvent rendre un mouvement plus efficace grâce à plus de fluidité, de rapidité, ainsi qu’à de meilleurs points d’appui. Et surtout en veillant à toujours garder le corps souple. Il est en effet très important de ne pas créer de traumatismes par la répétition de mouvements exécutés dans une mauvaise posture à cause de formes exagérées. D’autant plus qu’une coupe ou une frappe effectuée de façon souple est plus rapide et plus efficace. Pour peaufiner ce travail j’isole certaines parties d’un mouvement, parties qui seront rassemblées ensuite. C’est pour moi la meilleure façon d’analyser les points fondamentaux qui vont se fondre dans un mouvement global ensuite. Au delà d’une pratique régulière de toutes ces formes organisées qui doivent rester le pilier central de l’étude, j’ai personnellement toujours privilégié en parallèle une expression totalement libre et improvisée de ces formes dans mon entraînement. Chaque pratiquant devrait s’autoriser à le faire de temps en temps, ne serait-ce que pour prendre conscience de ce qu’il faut aller chercher dans les bases. Quand il en est ainsi le sens de l’effort prend une toute autre dimension. On peut retrouver ce concept dans d’autres arts comme la musique par exemple. Ayant un fils musicien (et ayant moi-même étudié la batterie à un petit niveau), j’ai pu observer les heures considérables qu’il faut consacrer au travail en solo, des bases jusqu’à des formes improvisées. C’est ce qu’il fait en tant que professionnel pour être libre dans son jeu et s’adapter instantanément lorsqu’il est en concert avec d’autres musiciens. Pratiquer seul n’est pas du tout un problème, c’est au contraire indispensable et il y a énormément d’aspects que l’on peut travailler. Cela demande un peu d’imagination et permet d’aller au fond des choses.

Il y a un peu plus de deux ans maintenant, j’ai mis en place dans Wanomichi un programme d’exercices qui peuvent être pratiqués avec ou sans partenaire. En se servant d’un jo comme référence pour associer des notions d’axes et de leviers lors de l’application des techniques. Cela se pratique avec des déplacements multidirectionnels qui tiennent compte de ces deux principes. De la même manière, en utilisant une série de mouvements à mains nues respectant ces principes, mais principalement orientés sur l’utilisation du cercle sous différentes formes comme fondement des techniques. Ces exercices se présentent sous forme de Katas comprenant différents niveaux de précision et de vitesse, lente ou rapide. Ils donnent de manière complète une grande variété de pratiques en solo qui trouvent bien évidemment leur application avec un partenaire.

Dans Wanomichi nous avons également introduit de manière systématique une préparation physique et mentale issue du Ashtanga Yoga qui est un Yoga dynamique, ainsi que du Gokul Yoga. Parce que cette préparation est extrêmement complète à différents niveaux qu’il serait trop long de détailler ici. C’est ce qui constitue maintenant le démarrage de mon entraînement quotidien. Ce programme a été mis en place pour Wanomichi par mon épouse qui est professeur de Yoga et qui de plus a passé presque cinq ans à Iwama comme élève de Saito Sensei dont elle était très proche. Ce qui lui confère cette vocation à adapter ces techniques de Yoga à nos besoins dans le Wanomichi. Etant d’origine japonaise elle y avait la charge d’enseigner les traditions japonaises aux pratiquants étrangers venus étudier à Iwama et en tant que pratiquante permanente sur place elle y a forcément connu le programme technique d’Iwama Ryu qui reste le fondement de celui du Wanomichi. Elle a donc su parfaitement adapter ces formes assez physiques de Yoga aux besoins des pratiquants de Wanomichi. Chaque matin je consacre ainsi environ quarante cinq minutes à cette préparation physique et mentale avant d’aborder d’autres méthodes d’entraînement en solitaire qui sont plus orientés sur les techniques d’Aikiken ou d’Aikijo, ainsi que sur les Katas à mains nues du Wanomichi.
A d’autres moments de la journée, puisque mon épouse est pratiquante de Wanomichi, nous avons eu ce privilège de pouvoir nous exercer à deux pendant le confinement. En réalité cette immobilisation à domicile n’a pas changé notre quotidien par rapport à d’autres périodes où nous sommes chez nous.
J’ai pu constater que d’une manière générale les pratiquants du Wanomichi n’ont pas été pris au dépourvu non plus dans la continuité de leur perfectionnement. Ils avaient déjà un programme à appliquer dès la fermeture obligée des Dojos. D’un autre côté nous avons pu organiser des rencontres virtuelles avec les instructeurs de notre école, ce qui nous a permis de garder le contact et d’aborder une multitude de détails concernant la pratique. Ces instructeurs faisant de même avec leurs élèves, au final tout le monde a pu de la sorte se rapprocher du groupe et rester dans une pratique homogène.
Il me semble très important de se fixer des objectifs par étapes. C’est ce qui permet de garder une forte motivation et d’adapter son programme personnel au fur et à mesure, même si certaines parties de l’entraînement doivent rester répétitives. Comme il est essentiel de conserver en permanence un état de relaxation lors des mouvements, sans pour autant négliger les temps forts pendant lesquels toute l’énergie doit être rassemblée afin d’obtenir un maximum de puissance.

Toutes ces méthodes énumérées constituent donc l’essentiel de ma pratique quotidienne et le confinement n’y a finalement pas changé grand-chose. De plus, ayant aussi du travail afin d’entretenir jardin et potager, il faut trouver le moyen de ne pas s’épuiser avec des gestes inutiles pendant ces efforts physiques. Un excellent moyen pour moi de compléter mon entraînement en restant connecté à la réalité. Dans toutes situations chacun peut trouver diverses manières de progresser. Pratiquer la méditation lors de voyages ou dans une salle d’attente par exemple. Ce qui ne signifie pas se couper du monde, mais bien au contraire être totalement présent dans l’instant. Cet état d’être fait partie du Budo et trouve son application dans d’autres actions de la vie quotidienne. Tout peut être prétexte à s’entraîner si on veut en faire la démarche.

Comme pour tout le monde les rencontres et les échanges sur les tatamis me manquent. Cependant il faut savoir saisir de telles périodes pour prendre le recul qui permet parfois de faire le point sur sa pratique et le but recherché. C’est aussi de cette manière, en sortant des habitudes, que l’on découvre des choses inattendues qui vont donner une nouvelle dimension à notre recherche.
Je suis certain qu’il y aura une ruée vers les Dojos dès que la situation sanitaire le permettra. Il y règnera de toute évidence un enthousiasme retrouvé grâce au manque vécu, enthousiasme qui se perd souvent quand tout est facile et à portée de mains. Lors de mes nombreux voyages pour diriger des stages, c’est dans les pays où il y a moins de facilités que j’ai rencontré les pratiquants les plus motivés.

En conclusion, il est rassurant de constater que l’être humain a des ressources inestimables et peut faire preuve d’inventivité et du meilleur lorsque cela est fortement nécessaire. Durant toutes ces semaines le contact humain direct a été empêché à cause de l’isolement physique et paradoxalement il en a résulté que les gens n’ont jamais autant communiqué. Dans les villes on s’est mis à parler avec son voisin d’une fenêtre à l’autre, d’un balcon à l’autre, et à inventer toutes sortes de moyens d’échanges, par le biais de la musique ou autre. Auparavant les mêmes personnes devaient certainement se croiser sans se saluer. Cela prouve que parfois il faut manquer pour apprécier ce que l’on a et que finalement on a réellement besoin que de l’essentiel. On a vu naître des entraides sous différentes formes et un désir d’être utile à autrui de façon inhabituelle. Espérons donc que cet élan persistera afin de préserver ce sens des relations et cette prise de conscience sur le respect de la nature comme sur le respect de manière générale. Que l’empathie exprimée reste dans les cœurs et perdure pour faire du monde une seule et même famille comme le souhaitait O Sensei Morihei Ueshiba.
Mon maître, Morihiro Saito Sensei, nous parlait quelquefois du premier jour où il s’est présenté devant le fondateur de l’Aikido pour devenir son élève dans son Dojo d’Iwama. O Sensei Ueshiba lui a demandé s’il savait quel était le but de son art. Hormis l’envie de venir étudier cet art martial étrange et encore assez secret, Saito Sensei n’avait en réalité aucune idée précise sur ce qu’il venait apprendre. Le Fondateur ajouta : « Mon art, c’est être au service des autres ». Saito Sensei nous racontait qu’à ce moment là il acquiesça, mais sans comprendre comment un art martial pouvait consister à être au service des autres. Il souriait en se remémorant cet épisode et en nous confiant que ce n’est que bien plus tard qu’il compris les paroles de Maître Ueshiba.

Il est difficile de prévoir quelle sera exactement l’évolution de la situation sanitaire au moment de rédiger cet article. Comme tout les pratiquants je souhaite de tout cœur que l’on puisse tous se retrouver bientôt sur les tatamis car les échanges directs sont tellement essentiels. Et après toutes ces semaines de manque nous ne pourrons qu’apprécier d’avantage la valeur de ces échanges.

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