O Sensei, père de l’aikido moderne ?

Stanley Pranin est devenu, au fil du temps et des rencontres avec les différents Sensei, l’historien de l’aikido. Voici donc reproduit ici un article très intéressant sur les développements de l’aikido.

Stanley Pranin

Stanley Pranin
Editorial de Aikido Journal, volume 23, numéro 4 – 1996
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Cet entretien a été reproduit ici avec l’aimable
autorisation de Monsieur Stanley Pranin.

Après des années de pratique et de recherche en aïkido, je suis petit à petit arrivé à une hypothèse qui allait contre la sagesse conventionnelle et les témoignages des nombreux Shihan qui revendiquent leurs longues années d’étude auprès du fondateur de l’aïkido, Morihei Ueshiba. Au cours de ces années j’ai participé à de nombreux stages donnés aux Etats Unis par des professeurs japonais et ai fait aussi plusieurs séjours au Japon où j’ai rencontré beaucoup des professeurs les plus connus et me suis entraîné avec eux. Ma théorie a été simplement que l’aïkido tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas l’art pratiqué et enseigné par O-Sensei mais plutôt l’une des nombreuses formes dérivées mises au point par des élèves pivots qui ont étudié sous la férule du fondateur sur des périodes plutôt courtes. Ceci expliquerait cette différence considérable entre les styles, un nombre relativement petit de techniques enseignées et cette absence de perspective religieuse Omoto dans les formes modernes de cet art. L’intention n’a pas été de critiquer ces formes « modernes » mais plutôt d’observer à partir d’une recherche en histoire qui est allée à l’encontre de la perception communément admise.
Lorsque je me suis installé de façon définitive au Japon en août 1977, j’ai personnellement pris la décision d’étudier à Iwama sous l’autorité de Morihiro Saito Sensei. Au terme de mon analyse, ce qui m’a attiré à Iwama a été la fermeté et la précision des techniques, et le fait que l’aiki ken et l’aiki jo soient intégrés au programme d’étude. Je suis sûr que la proximité du sanctuaire Aiki et le fait que l’entraînement ait lieu dans le dojo personnel d’O-Sensei ont été aussi des facteurs décisifs.

Tout à la fois je m’empresserai de préciser que je ne tenais pas la technique de Saito Sensei comme étant la continuité fidèle de l’aïkido du fondateur, mais je voyais plutôt en lui un maître technicien de plein droit. A posteriori, je rangeais Saito Sensei dans la même catégorie que celle de professeurs célèbres tels que Koichi Tohei, Shoji Nishio, Seigo Yamaguchi et d’autres tout aussi doués et qui avaient élaboré des méthodes d’enseignement originales qui, bien qu’inspirées par Morihei Ueshiba, avaient évolué dans des directions tout à fait différentes.

Je me souviens clairement que, même si mes aptitudes à comprendre et parler le japonais étaient plutôt restreintes à cette époque, je suis arrivé à exprimer à Saito Sensei ce que je pensais de tout ceci et comme quoi je doutais que son aïkido fût pour l’essentiel semblable à celui du fondateur comme il le prétendait. Mes impressions s’appuyaient sur le fait que la technique de Saito Sensei avait l’air tout à fait différente de l’aïkido du fondateur tel que je l’avais vu en film. Plutôt amusé par mon scepticisme et sans aucun doute par mon toupet, sachant que j’étais son élève,  Sensei m’expliqua avec patience que l’origine de ma confusion tenait au fait que la plupart de ce qui a été préservé en film du fondateur étaient des démonstrations. Il fit ressortir que les démonstrations publiques du fondateur étaient très différentes de ce que O-Sensei pratiquait au dojo d’Iwama. Saito Sensei poursuivit et insista qu’il était de sa responsabilité de transmettre fidèlement l’aïkido du fondateur et qu’il n’avait pas l’intention de créer un « Saito ryu aïkido ».

En dépit de ses meilleurs efforts, je continuais à douter sérieusement de tout ceci même si mon admiration devant ses aptitudes physiques était sans faille. Puis un jour, environ deux ans après mon arrivée, je menais un entretien avec Zenzaburo Akazawa, un uchideshi d’avant-guerre de Morihei Ueshiba du temps du dojo du Kobukan. Monsieur Akazawa en vint à me montrer un manuel technique publié en 1938, ayant pour titre Budo, que je n’avais jamais vu avant. II recelait environ cinquante techniques démontrées par le fondateur lui-même. Au fur et à mesure que je tournais les pages lentement j’étais stupéfait de constater que l’exécution de plusieurs techniques de base telles que ikkyo, iriminage et shihonage étaient quasiment identiques à ce que j’avais appris à Iwama auprès de Saito Sensei. On y voyait le fondateur lui-même démontrer ce que j’avais jusqu’alors estimé être les techniques du « style Iwama ». Monsieur Akazawa eut la bonté de me prêter ce livre que je m’empressais de montrer à Saito Sensei.

Je me souviendrai toujours de cette scène lorsque j’ai rendu visite au Sensei afin de lui faire partager ma nouvelle découverte. A ma grande surprise il n’avait jamais vu ce livre ni entendu mentionner son existence dans le passé. II mit ses lunettes de lecture et feuilleta le manuel, scrutant avec intensité les passages techniques. Là je me suis alors senti dans l’obligation de m’excuser auprès de lui d’avoir osé mettre en doute son affirmation attestant qu’il s’efforçait de son mieux de préserver loyalement les techniques du fondateur. Saito Sensei rit et, à l’évidence avec un grand plaisir, claironna : « Vous voyez, je vous l’avais bien dit ! » Depuis lors (1979), même jusqu’à maintenant, Saito Sensei se rend toujours à ses stages d’aïkido muni d’un exemplaire de Budo afin de prouver qu’une technique précise a pour origine l’enseignement du fondateur.

Il va sans dire que j’étais obligé d’admettre qu’il y avait au moins un instructeur qui propageait un aïkido fidèle aux enseignements d’origine du fondateur. Mais est-ce que ceci infirmait ma théorie globale sur le fait que les styles d’aïkido pratiqués par un grand nombre aujourd’hui ont peu à voir sur le plan technique et philosophique avec l’art du fondateur ? Examinez ce qui suit. Si vous vous rendez dans les dojos de n’importe lequel des enseignants les plus en vue, vous trouverez que les mouvements de leurs élèves ressemblent à peu de chose près à ceux du professeur. On peut souvent identifier les élèves d’un professeur donné lors de démonstrations impliquant des participants de divers dojos. Comment se fait-il alors qu’il y ait une telle différence entre les principaux styles d’aïkido si tous ces Shihan ont étudié sous la férule directe du fondateur ?

Certains disent que l’art du fondateur a beaucoup changé durant ces années ce qui explique les différences entre les techniques de ses élèves qui apprirent à des moments différents. D’autres avancent qu´O-Sensei enseignait différemment selon l’élève, son caractère et ses capacités. Je n’ai jamais trouvé aucun de ces arguments particulièrement persuasif. En fait, lorsque j’ai découvert ce vieux film Asahi News de 1935 il y a bien des années, j’ai été surpris par la « modernité » de l’art du fondateur déjà si tôt à cette époque. Qui plus est, le fondateur enseignait d’ordinaire à des groupes d’élèves et non à des individualités, et ce fait n’apporte pas de l’eau au moulin de la théorie qui veut qu’il adaptait son enseignement aux besoins individuels de chaque élève.

Non, je crois qu’il existe une toute autre explication à cette considérable différence entre les styles. Je crois que c’est en tout premier lieu dû au fait que très peu d’élèves d’O-Sensei se sont entraînés sous sa conduite pendant une période un tant soit peu prolongée. A l’exception de Yusuke (Hoken) Inoue, le neveu de Ueshiba, Gozo Shioda,  le fondateur du Yoshinkan Aikido et de Tsutomu Yukawa, les uchideshi d’avant-guerre d’O-Sensei ont travaillé, pendant peut-être, un maximum de cinq à six ans. C’était certainement suffisant pour devenir efficace dans cet art, mais pas assez pour maîtriser le vaste répertoire technique de l’aïkibudo et de ses nombreuses subtilités. La plupart de ces jeunes gens vigoureux qui se sont engagés comme uchideshi ont été contraints de mettre un terme prématuré à leur entraînement martial pour remplir leurs obligations militaires. De plus seule une poignée de ces premiers deshi reprirent leur pratique après la guerre.

On peut en dire autant de la période d’après-guerre. Sont compris parmi les initiés de cette époque des gens bien connus tels que Sadateru Arikawa, Hiroshi Tada, Seigo  Yamaguchi, Shoji Nishio, Nobuyoshi Tamura, Yasuo Kobayashi, et plus tard Yoshimitsu Yamada,  Mitsunari Kanai,  Kazuo Chiba,  Seiichi Sugano,  Mitsugi Saotome et bien d’autres encore. Shigenobu Okumura, Koichi Tohei et Kisaburo Osawa forment en quelque sorte un groupe particulier dans la mesure où ils n’ont pratiqué que brièvement avant la guerre et atteint la maîtrise de cet art après la deuxième guerre mondiale. Aucun de ces professeurs n’a étudié pendant la moindre période prolongée sous l’enseignement direct d’O-Sensei. Ceci peut paraître une assertion choquante, mais regardons les faits historiques en face. Avant la guerre, Morihei Ueshiba avait pris pour base le Dojo Kobukan de Tokyo mais était aussi très actif dans la région du Kansai. En fait, il posséda même pendant un temps une maison à Osaka.  Au fil des ans il m’est apparu clair, à écouter les témoignages des vieux pionniers, que le fondateur effectuait de nombreux déplacements et passait peut-être une à deux semaines par mois éloigné du dojo du Kobukan. Gardez aussi à l’esprit que les premiers uchideshi finirent par être cooptés comme instructeurs en raison du bourgeonnement populaire de l’art et du vaste champ d’activités du Senyokai Budo (la Société pour la Promotion des Arts Martiaux) dirigé par Ueshiba. Ces pionniers ont étudié pendant des laps de temps relativement courts, n’ont été confrontés au fondateur que de façon limitée à cause de ses fréquentes absences du dojo quartier général à des fins d’enseignement.

Pendant les années de guerre et peu de temps après, O-Sensei s’installa à Iwama. Finalement au début des années 1950 il recommença à voyager, à faire d’éventuelles étapes à Tokyo et dans la région du Kansai. Vers la fin des années 1950 la séquence de ses déplacements augmenta et il semblait que personne ne savait où il se trouverait à un moment donné. II a partagé son temps entre Iwama, Tokyo et ses points de chute préférés du Kansai, ce qui inclue Osaka, Kameoka, Ayabe, sa ville natale de Tanabe et Shingu. Il rendit même visite à Kanshu Sunadomari dans l’île éloignée de Kyushu. Je me souviens d’entendre Michio Hikitsuchi Sensei affirmer qu´O-Sensei s’est rendu à Shimmy plus de soixante fois après la guerre. Puisque ceci renvoie à une époque qui s’étend sur environ douze à quinze ans, nous voyons que le fondateur était éloigné dans le Kansai sur la base d’une moyenne de quatre à six fois par an.

Le lecteur malin comprendra sans aucun doute où je veux en venir. O-Sensei n’a pas enseigné à Tokyo de façon régulière après la guerre. Même lorsqu’il apparaissait sur le tapis, il passait la plupart de l’heure à discourir sur des sujets ésotériques tout à fait hors de la portée des élèves présents. Les principaux professeurs au Hombu dans les années d’après-guerre ont été Koichi Tohei Sensei et l’actuel Doshu Kisshomaru Ueshiba. Ils avaient pour assistants Okumura, Osawa, Arikawa, Tada, Tamura et la génération suivante d’uchideshi cités plus haut.

Je veux que mon point de vue soit parfaitement clair. Ce que je vise à dire est que Morihei Ueshiba n’était pas le personnage principal qui enseignait jour après jour au Dojo Hombu. O-Sensei y était par intervalles imprévisibles et son enseignement se focalisait souvent sur des sujets philosophiques. Tohei et Kisshomaru Ueshiba sont les personnes les plus responsables du contenu technique et de l’évolution de l’aïkido au sein du système de l’Hombu Aïkikai. De même qu’avant la guerre les uchideshi de ces dernières années enseignaient hors du Dojo Hombu dans des clubs et universités après un temps de formation relativement court. A noter aussi que cette époque a été marquée par « l’installation des dan ». Beaucoup de ces jeunes enseignants ont été promus au rythme d’un dan par an. Dans un certain nombre de cas ils ont aussi « sauté » les grades. Mais cela est matière à un autre article !

Quel est le sens de tout ceci ?  Ceci veut dire que l’idée largement partagée de la propagation de l’aïkido après la guerre sous la tutelle directe du fondateur est fondamentalement erronée. Tohei et l’actuel Doshu méritent la part du lion de cet honneur,  et non le fondateur. Au delà ceci tend à dire que O-Sensei Morihei Ueshiba ne s’est pas impliqué avec sérieux dans l’enseignement ou l’administration de l’aïkido des années d’après guerre. Il s’était déjà depuis longtemps retiré et se focalisait sur son propre entraînement, son évolution spirituelle, ses voyages et ses activités sociales. On devrait aussi remarquer qu’en dépit de son image stéréotypée de vieil homme aimable et gentil, O-Sensei avait aussi un regard perçant et l’humeur héroïque. Sa présence n’était pas toujours recherchée au Dojo Hombu en raison de ses commentaires critiques et de ses fréquents éclats.

Telle est la vérité sur ce sujet comme l’attestent de nombreux témoins de première main. Dans le passé j’ai fait allusion à certains de ces faits mais ce n’est que récemment que je me suis senti assez sûr pour le révéler en raison des preuves conséquentes collectées auprès de nombreuses sources proches du fondateur. Je ne peux prétendre que ces commentaires vont inévitablement aider les pratiquants dans leur entraînement ou les rapprocher de leur but, mais j’espère sincèrement qu’en faisant la lumière et la vérité sur un sujet important les ardents supporters de l’aïkido y gagneront une compréhension approfondie sur laquelle fonder leur jugement. J’espère aussi qu’on redonnera toute sa valeur au personnage clé de Koichi Tohei, qui a été ces dernières années relégué à un rôle périphérique ou complètement ignoré.